Au croisement de la rue Tronchet et de la place de la Concorde, la bouche de métro était fermée à cause d’une gigantesque manifestation, l’air saturé d’une odeur lacrymogène. Alors que je pestais un peu de vapeur dans l’air glacé, un clochard à la peau crasseuse surgit à ma hauteur. Levant les bras en l’air, il m’y invita, en hurlant :
– Ma mère est morte ! Dans mes bras !
– Ah désolé, fis-je.
– C’est merveilleux ! J’ai jamais pu la blairer.
– C’était quand ?
– Il y a vingt ans. Et le meilleur là-dedans, c’est que je n’ai pris que deux ans de prison. J’ai égorgé mon père et j’ai tabassé cette vieille conne cancéreuse.
– En effet, ce n’est pas si cher payé, le félicitais-je en m’éloignant un peu.
– Mon père a survécu. Et pour ma mère, j’ai plaidé la maladie. Les flics, ils m’ont demandé…
Il s’interrompit pour faire, dans le vide, le geste d’allumer un briquet à hauteur de sa bouche. Je me tâtais les poches et finis par lui tendre un petit paquet d’allumettes, en espérant qu’il ne mette pas le feu à sa barbe abondante. Il reprit :
– Vous voyez derrière la gare de l’Est ? La grande zone pavillonnaire. C’est tout ce que les flics nous ont pris avant le procès. D’immenses villas, des jardins, des bibliothèques.
J’opinais en regardant dans le vide, tout en commençant à descendre la rue mais il me suivit, poussant agilement un caddie si chargé de saloperies qu’il manquait de chavirer à chaque pas. Son odeur était si forte que j’entrepris de slalomer entre les arcades de la rue de Rivoli pour le tenir à distance. Anticipant ses doutes et me rappelant qu’il s’agissait peut-être d’un véritable assassin, je lui confiai que je n’avais pas fait de sport depuis si longtemps que je devais absolument me dégourdir.
– Vous avez raison, Monsieur, me concède-t-il. Avec tous ces flics dans le coin, autant être prêt.
Sur ce, il entreprit de faire les mêmes mouvements que moi et nous nous retrouvâmes à zigzaguer comme deux malades des nerfs le long du jardin des Tuileries.
– Mes parents étaient restaurateurs, me confia-t-il dans un souffle. Le genre érudit, qui a fait des études et qui se donne des grands airs.
Je ne voyais pas le rapport mais je pris soudain peur à l’idée qu’il ne me classe dans la même catégorie — les érudits, pas les restaurateurs — et ne décide de m’égorger. Les pères survivent généralement au désir meurtrier de leurs enfants : c’est ainsi que s’exprime le désir saturnien de contrarier la marche du temps. On ne peut pas dire la même chose des dilettantes, comme moi, que les psychotiques liquident assez facilement, tout particulièrement en période de contestation sociale.
Arrivé à hauteur de l’église Saint-Roch, il me posa d’ailleurs la question :
– On peut savoir ce que vous faites dans la vie, au moins ?
– J’écris.
– Comme Dieu ? me répondit l’autre en se tapotant la barbe avec mon paquet d’allumettes.
Cette dernière saillie me laissa songeur. Mon compagnon recula de quelques pas pour, semble-t-il, contempler la façade de l’église. Je me demandais s’il allait se signer ou cracher par terre, son visage trahissant deux sentiments contraires.
Les deux poings vissés sur les côtes, il se tenait au milieu de l’avenue vide et jonchée de détritus. Il ressemblait aux soldats des batailles napoléoniennes, des lambeaux de vêtements scotchés autour des bras et des jambes.
À la silhouette du fou s’en superposa une autre, celle d’un homme que pourtant je n’avais jamais vu mais dont on m’avait souvent fait le récit. Né avant la démocratisation des stabilisateurs d’humeur, mon père, adolescent, regardait avec intérêt la présence de nombreux déments dans les villages des montagnes marocaines.
Armé du désir d’expérimenter les limites de la sagesse sociale, il se livrait lui-même à certaines expériences : se rendre à l’école avec un pantalon dont la jambe gauche avait été coupée au-dessus du genou, marcher pieds nus en toute circonstance, tenter de survivre plusieurs semaines des produits de la chasse au lance-pierre.
Durant son adolescence, il entreprit de compiler le savoir des majnūn, les déments. Du reste, les fous sont considérés dans le monde arabe avec une sorte de suspicion qui tient à la fois de la crainte et de l’admiration. Il n’a jamais été démontré qu’ils n’avaient pas un accès privilégié à Dieu.
Le premier sujet de cette entreprise fu...