Entre souvenirs mordants et réflexions intimes, Indra Leroux explore son rapport à l’écriture, des premiers mots balbutiés dans la colère jusqu’à la libération d’un style assumé. Loin des cadres imposés et des jugements scolaires, la plume ouvre un espace de vérité, un lieu où écrire devient un acte de survie et de rébellion. Un texte puissant, empreint de sincérité et de rage maîtrisée.

À deux ans et demi je disais « Nique ta mère ». À trois ans, ma mère a dû prévenir la directrice de maternelle que je disais trop de gros mots. « Tous les enfants en disent », elle avait répondu, elle sous-estimait ma capacité à retenir et à répéter des mots qui dérangent. 

À huit ans, une femme a regardé mon père avec insistance, glace à la main, langue sur la crème, « Qu’est-ce que t’as à le mater ? Salope ! » j’ai crié. Dans ma tête elle avait le visage de Beyoncé, mais mes souvenirs visuels, eux, sont troubles. 

Je me souviens, ma mère racontait avec fierté cet épisode. C’est comme ça qu’on se protégeait chez nous, qu’on se défendait nous-mêmes ou qu’on défendait les autres, par des mots violents, par des mots vulgaires et parfois par des coups de pied dans le tibia. 

En quittant petit à petit ma famille, j’ai vite compris que cette force était perçue dans mon nouveau cercle social comme une faiblesse, comme quelque chose de honteux, comme un truc de « cas sociaux ». Alors je me suis rendu compte que j’étais incapable de me défendre verbalement sans avoir l’air d’une brute, même quand j’avais raison. 

« Argumente ». Ce mot, depuis je le répète frénétiquement dans ma tête. 

Ce mot que j’ai appris au lycée, « Argument de texte », ce mot que mon premier amour m’a lancé un jour en pleine dispute et qui m’a laissée muette par manque de vocabulaire, « Mais argumente ! Tu ne sais pas argumenter ! », silence. 

J’ai compris assez tard que, si j’avais su me défendre dans le monde des enfants, où la parole ne fait pas loi, j’étais devenue sans défense à l’âge adulte. 

Quand j’étais ado, mon père s’est fait opérer pour cause d’une « grenouillette », un nom bien con pour un truc grave. Je me souviens, il avait dit qu’il en profiterait pour écrire un livre, pour écrire son histoire. Il n’aimait pas lire et je ne l’avais jamais vu écrire, à part une fois où il avait réalisé des cartes de visites à la main parce que « ça va montrer que j’ai envie de travailler ». Il en avait fait une cinquantaine, il a fini à l’usine et y a laissé sa vie. Un accident bête. Ces couillons n’avaient pas installé de panneau stop sur un endroit dangereux du parking. Et bam, le vlà shooté par une gamine de 23 ans. Ils en ont installé un après sa mort, apparemment… 

Mon père savait qu’il passerait qquelque tempsà l’hôpital. Ce qu’il ne savait pas c’est qu’il serait dans l’incapacité totale de faire quoi que ce soit une fois réveillé. Ni parler, ni fumer ses gitanes sans filtre, et encore moins écrire. Mon père a eu une vie mouvementée. Il m’a raconté une fois avoir vu passer un ange au-dessus de sa tête quand il avait 8 ans, « Depuis je crois en dieu », et il insistait « Je vous jure que j’ai vu un ange ». On aurait dit moi lorsque j’ai cru voir James Franco à la gare de Massy, ou Buzzy P à la ferme de Quincé. Mon père n’a jamais pu écrire son livre. Je pleure de bonheur, pour moi, mais de tristesse, pour lui, dont l’histoire ne sera sans doute jamais connue. Il était drôle, il faisait des bisous sur la bouche à ses copains quand il était bourré, il nous disait tout le temps avec un air de chien battu qu’il nous aimait, il écoutait à fond la caisse Amel ...