Calais, 25 juillet, une pause dans l’été, la narratrice fait le point sur sa vie. « Tu fais quoi pour les vacances ? » Quelle question ! Ici, on rentre à Massy comme on va à la mort, avec en toile de fond, un frère sujet aux violences domestiques, une belle-soeur aux nerfs à vif contre laquelle la parole est impuissante. Dans l’Emprise, récit bouleversant et exutoire d’Inshongore seul le langage permet de décrypter la brutalité quotidienne.

Calais, lundi 25 juillet 2022

Tu fais quoi cet été ? Pour les vacances ? Toi, tu pars jamais. 

Moi, tout a changé à la dernière minute. Mais pas des plans à l’africaine, ça je reconnais j’aime bien, même si dans ma famille y’ a un level hardcore. T’façon les Rwandais ils ont toujours un level hardcore. Non là c’est en mode plan toxique. Est-ce que je te raconte ? 

— Tu crois que je devrais louer une cabane à la plage, c’est pas cher ?

— Y a une douche au fond ah ouais ?

Julie, elle est là, elle dessine à côté de moi. C’est cool ce weekend, heureusement que je l’ai pas annulé. J’ai failli, pour eux : ma famille. C’est moche en vrai, c’est un peu galvaudé l’amour familial. Hier chez Julie, une amie à elle du bassin minier est venue, elle travaillait avec des migrants mineurs isolés. Y’en a un, Mohammed, il a vu son frère mourir en mer. Pourquoi ? Dis pourquoi ça ? On vit comment quand on perd un frère ou une sœur ?

Là, je perds celui juste après moi, il vit, mais il est mort tu comprends. Parfois lorsqu’il parle on entend la voix de l’araignée dans sa bouche. Elle l’a totalement asphyxié. Toi tu fais comment ? Mais toi c’est pas ta volonté, c’est les autres qui tombent.

Donc j’ai pris ce putain de train low cost pour Massy TGV, puis mon frère est venu me chercher. Chez eux c’est toujours sale. L’ogresse est dans son antre. Au début, il y a 11 ans, je me suis juste dit qu’elle était pas très intéressante, puis rien, puis un peu méchante et mesquine et puis après la nuit de l’enfer, j’ai vu, j’ai compris. Mon frère me dit « elle est malade ». Oui sans doute, mais c’est pas parce qu’on est malade qu’on est méchant. Elle est méchante, je veux dire profondément. On vit comment quand, comme une bête féroce, le mal se tapit, guette, sournois. Le regard noir, jouissant du plaisir de traquer sa victime. Telle l’araignée qui feint de dormir, cachée. L’autre idiote de mouche tourne, avec sa vision pourrie dans les environs. Elle est dans la toile. Moi je suis spectatrice. Je laisse faire ou pas ? Parce que l’araignée me fait flipper. Elle l’a laissée se débattre et d’un seul coup elle file autour de la mouche. 

Tour après tour, je vais pas tout te décrire, c’est comme le ressac, un mouvement incessant. Tu penses pouvoir en sortir mais non, tu es immobilisé et consentant.

Hier dans le resto à Calais, le serveur nous dit qu’il est rentré travailler ici pour aider sa famille, parce que son frère est mort noyé. Je t’en veux pas mais quand même. Autant de frères morts en un weekend. Moi, je préfère la montagne et la région parisienne. Mon frère est une mouche consentante. Dans la forêt de Bois d’Arcy l’araignée l’a gobée. Petite tête vicieuse, gros corps et pattes disproportionnées, elle est sur lui, j’ai envie de vomir. 

Cette nuit-là, j’étais sur le balcon dans le 78. On est jamais bien chez eux, mais on y va, pour lui, pour sa fille, pour les activités à Paris. On y allait, on y va plus. Écoute-moi, encore un peu, les gens arrivent, les mouettes crient. Tout le monde s’adosse aux cabanes, trop de vent. Là je te parle train, puis métro, puis train de banlieue. Beauté de la diversité, grandeur des arbres, brise légère quand le vent s’engouffre dans la rame. Gare de banlieue aux allures de nos gares du centre France, mais ici être noir ou métisse c’est pas anxiogène, on a le droit d’exister. Mon frère c’est dur de parler avec lui, il est toujours occupé dans sa tête. Les trajets en voiture c’est le seul répit. Dis-moi la mer, toi qui me paraît éternelle combien de temps ça peut durer. Ce soir-là il m’avait demandé de venir pour aider son araignée. Moi je déteste les araignées, c’est une phobie. Parce qu’elle faisait du chantage au suicide, tu imagines ça toi. Sur le coup j’y ai cru, et puis j’ai réalisé après que c’était une mascarade. Tu crois que Mohammed, du bassin minier, et le serveur du Calaisis, ça les fait rire les gens qui font semblant de se noyer ? 

Tu es en train, mer du Nord, de te mettre en colère, baignade dangereuse. 

— Et il était comment le ciel francilien ?

J’ai oublié. Je veux pas parler des bourreaux ; pourquoi on aime les méchants, les pervers ? Pourquoi on oublie les victimes ? peut-être parce qu’on ne sait pas raconter la souffrance ? Ce soir-là, l’araignée fume sur le balcon. Mon frère est assis en face, il fume aussi. Je suis dans le salon. La violence humaine ça ne vaut aucune tempête, aucune mer déchaînée. Toi pourquoi tu engloutis des gens, la mer ? Parce que tu sais que les vrais monstres ne sont pas dans tes profondeurs, mais sur le rivage. Invectives sur invectives, bruits malgré la double vitre. Elle lui crie dessus, mon frère, ce grand gaillard, il est tout riquiqui, rabougri sur lui-même, le dos courbé, il ne réplique pas, il encaisse des coups de poings invisibles. Elle le domine, haute, grosse :...