En bons citoyens dignes de ce nom, les Becker avaient débuté leur année par une importante décision : investir dans un appareil à compost. Un geste eco-friendly somme toute commun, mais qui, dans l’esprit de cette famille huppée, sonnait comme une vraie révolution.

L’objet, commandé sur Amazon, ne tarda pas à trôner au fond de leur jardin, bien en vue depuis la baie vitrée du salon où les invités étaient le plus souvent reçus. C’était une boîte gris-bleutée, dont l’aspect évoquait curieusement la maison de plastique et le toboggan de Kim, la petite dernière. Si bien que l’enfant, qui courait sur ses quatre ans et demi, considéra dès lors cette structure cubique comme sa nouvelle aire de jeu.

L’odeur n’était, après tout, qu’un détail, qui n’importait réellement qu’aux adultes.

Bien entendu, M. et Mme Becker ne voyaient pas cette lubie infantile d’un bon œil. Il n’était pas rare que leur fille s’amusât à escalader la fameuse boîte ; de toute évidence, ce n’était qu’une affaire de temps avant qu’elle n’en soulevât le couvercle pour se précipiter à l’intérieur. Idée qui leur arrachait immanquablement un haut-le-cœur guindé.

Souhaitant prévenir tout drame, Mme Becker prit les devants et entreprit de morigéner la petite Kim sur cette douteuse activité ludique.

— Le compost, c’est pour les grands ! articula-t-elle d’une voix autoritaire. Les enfants n’y touchent pas.

— Mais Maman, répliqua la chérubine, le compost est gentil ! Il me comprend quand je lui dis que la maîtresse est une sorcière qui crie tout le temps !

Un silence ponctua ces paroles. Pour être plus exact, le cerveau maternel interrompit toute forme d’activité synaptique. Pur réflexe de survie d’un esprit dont les perspectives se limitaient à la rationalité la plus brute.

Cette sidération ne dura guère plus de quelques secondes, mais quand elle en émergea, Mme Becker ne gardait qu’un souvenir estompé des déclarations de sa fille ; laquelle ne saisit rien de l’émoi maternel, et comprit encore moins que la fin de la discussion relevait davantage du repli d’un adulte face à l’irrationnel que de ses propres talents de persuasion.

Le répit ne fut pourtant que de courte durée, car quelques semaines plus tard, la jeune Kim interrompit le repas familial par une question épineuse :

— Est-ce qu’un humain peut vivre avec juste une tête ?

Ses frères éclatèrent d’un rire tonitruant. Même M. Becker manqua de s’étouffer avec sa salade. Mais Mme Becker ne souriait pas. Un étrange malaise l’avait saisie aux tripes.

— Bien sûr que non, ma chérie ! s’esclaffa le père. Imagine, un être humain sans estomac pour digérer, sans cœur pour pomper le sang… Il ne pourrait juste pas assurer sa propre survie.

Le visage de la fillette s’illumina :

— Mais du coup, reprit-elle, si on a une tête et tous les organes qu’il faut avec, on peut survivre, non ?

Si les rires fraternels redoublèrent d’intensité, les adultes échangèrent des regards interloqués.

— Tu crois qu’Alistair lui a encore raconté des histoires de monstres ? s’enquit M. Becker, une fois les enfants couchés.

— Je pense surtout qu’Isidore et lui passent trop de temps sur le portable et qu’on ne voit pas toujours ce qu’ils regardent… soupira son épouse. Qu’est-ce qui nous dit qu’ils ne montrent pas des vidéos glauques à leur sœur ?

M. Becker haussa les épaules.

— Tu as regardé leur historique récemment ? Je n’aimerais pas que Kim nous fasse des cauchemars la nuit.

Mme Becker acquiesça, promit de consulter les portables des enfants. Mais les nuits suivantes furent paisibles, et aucune question saugrenue n’émana de leur benjamine. Alors, l’histoire s’arrêta là.

Pour le moment.

Le printemps vint, puis l’été. Un jour, alors qu’Alistair et Isidore s’agitaient sur le canapé du salon, leurs manettes de jeu en main, le regard de Mme Becker erra le long de la baie vitrée, et aperçut la petite Kim, lovée contre l’appareil à compost. La fillette appréciait tout particulièrement ce spot depuis quelque temps ; elle ne s’amusait plus à escalader la structure. On avait naïvement cru que les homélies répétées à ce sujet avaient eu leur effet. Seulement, ce jour-là, la mère de famille fut frappée par un détail qu’elle n’avait jamais repéré auparavant : les lèvres de sa fille bougeaient.

Pas comme lorsqu’on chante, ou que l’on soliloque. Non. Ses lèvres s’animaient, s’arrêtaient quelques secondes, puis s’agitaient de nouveau. Comme au milieu d’une conversation.

Et le regard, sous les paupières semi-closes de l’enfant, s’abîmait dans une seule direction : l’intérieur de la boîte gris-bleu.

— Je crois que notre fille devrait voir un spéciali...