Le lac est vide, rempli à ras bord. Des adolescents sur la berge en fin d’après-midi boivent des bières et rient fort. Certains, en retrait, s’embrassent, flirtent. C’est la fin de l’été, la fin des grandes vacances. Les feuilles commencent déjà à jaunir. Il fait encore chaud. L’eau tiède du lac est fraîche plus on descend dans ses profondeurs.
Prêts à faire trempette ? C’est Juliette qui amorce le truc. C’est la première dans l’eau. Nous, on la suit juste après. On se souvient de ce que son père lui avait dit juste avant de plonger. Elle partirait à Lyon à la rentrée faire des études de droit. Elle n’a pas choisi. Ses parents l’ont fait pour elle. Alors, désespérée, elle plonge dans le lac la tête la première. Tous les jours, depuis deux semaines. Nous, on la suit. Elle est belle, Juliette, dans l’eau. Une vraie sirène. Les garçons la remarquent quand elle revient, trempée, s’allonger sur sa serviette Billie Eilish. Elle est fan, connaît toutes les chansons par cœur. Elle nous saoule grave avec ça. J’aime bien Juliette. Elle est drôle, nonchalante, belle. Plus belle que moi. Je le sais parce que Victor, que j’aime bien, n’a d’yeux que pour elle quand elle sort du lac, ruisselante et satisfaite.
Bon voilà, on est au bord du lac avec les potes. Il fait hyper chaud alors que l’automne approche. On a des bières chaudes et des joints que Victor roule avec préciosité. On porte nos maillots et le lac nous rafraîchit. Une famille de canards repose à côté de nous et de nos chips qu’ils lorgnent avec envie. Des chips immondes au vinaigre que Juliette achète à chaque fois. Je les regarde, Victor et elle, s’éloigner dans le champ d’à côté. Je ne peux pas m’empêcher de les suivre. Je suis jalouse, peut-être curieuse. Mais aussi un peu maso sur les bords. Je les suis à distance pour ne pas être grillée. Ce que je vois me donne la gerbe. Je préfère ne pas en parler. J’ai les tripes retournées, envie de vomir, mais je n’arrive pas à me détacher d’eux. Quand ils ont fini, ils s’embrassent. J’ai les larmes aux yeux, je sens bouillonner en moi une tristesse mêlée de haine et d’un sentiment d’injustice. Petites trahisons entre amis. Je suis plus rien, invisible. La légèreté de leur baise me fait pleurer. Je retourne sur la berge avec les autres qui rient, je crois, de moi, mais en fait c’était Matthieu qui amuse la galerie, comme d’hab’. Personne n’a remarqué que j’étais partie, sauf Jeanne qui me regardait bizarre. « T’as pleuré ? T’as les yeux rouges. » Je ne dis rien, finis ma bière tiédie par la moiteur de l’après-midi. Victor et Juliette reviennent. Je voudrais m’enterrer sous le lac, ne plus les voir. Les anéantir.
L’eau du lac a tourné. Les canards rentrent s’abriter sur les berges. Le soleil disparaît derrière une montagne.
Juliette, je l’ai remarqué tout de suite, dénote avec les autres. Son corps dénudé et mouillé quand elle sort de l’eau, les cheveux collés à la nuque, me font ressentir un truc profond, viscéral. Je ne pourrais pas l’expliquer. Alors quand on s’est éloignés tous les deux, je sens bien un truc chimique qui nous relie. Un truc plus fort que nous. Bah l’extase, quoi. On avait fumé. Elle avait un rapport maladif aux joints. Je la suivais. Quand on est revenus avec les autres, je n’ai même pas remarqué les yeux rouges de Luciole. Je ne fais pas gaffe à ces choses-là. Matthieu fait le con dans l’eau. Il éclabousse tout le monde. Il aime bien être au centre de l’attention. « Il est waterproof ton mascara ? je peux te l’emprunter ? » Luciole et Jeanne s’échangent le stic. « T’en mets trop, ça fait pattes de mouches ! » Merde.
L’eau s’obscurcit à mesure que les heures passent jusqu’à ne devenir qu’une masse noire, une ombre. Les cinq adolescents sont toujours agglutinés aux rochers, dans l’herbe, au bord du lac. Leurs téléphones seront bientôt les seules lumières que l’on voit, éclairant leurs visages encore un peu poupons, pour certaines, très maquillées. Le lac est grand et vide à la fois, les montagnes semblent nager dedans. Leur présence silencieuse effraie un peu la bande, parfois.
Luciole, les yeux noirs, va nager avec Jeanne. À vrai dire, elles barbotent plus qu’elles ne nagent. Comme des canards. Elles se mettent sur le dos et phasent sous le ciel de plomb. On entend la musique des téléphones depuis le lac, dans l’eau. Dance of the Bad Angels… ça les met dans un état étrange, un peu nostalgique déjà de cette fin d’été, cette musique. Luciole pleure dans l’eau, toujours sur le dos. Juliette partira à la rentrée et elle, elle restera au lac. Elle n’a même pas réussi à dire à Victor combien elle l’aime. Elle imagine déjà les lettres qu’ils s’enverront avec Juliette. Des mots d’amour et de cul. Ce qu’elle n’osait faire. Ça la tuait, littéralement. Son imagination tournait en boucle sur leurs corps tiédis, sur sa vision d’eux dans le champ à l’orée du bois. Elle était verte, turquoise de jalousie. Les mains déjà fripées, elle se dirige vers la berge. Jeanne la suit sans rien dire. Luciole s’allonge sur l’herbe, enroulée dans sa serviette comme un rouleau de printemps. La tête dans les bras.
Jeanne ne lâche pas ses livres depuis qu’elle sait qu’elle a été prise en prépa à Paris. La Princesse de Clèves, Bourdieu, Manon Lescaut








