Illustration : Alegoría del invierno, Remedios Varo
Elle ne comprend pas sa vie, mais elle sait où la chercher : dans les bars, les cendres, et les ombres de la nuit. Là où se croisent les âmes fatiguées, les refoulés de la méritocratie et les rêves déchus, entre éclats de rire et verres vidés. Une errance lumineuse et sombre à la fois, dans un monde qui consomme tout, même l’espoir. Un texte poétique et percutant écrit par Laetita Le Moan.
Je ne comprends pas ma vie. Dehors, la ligne six qui crisse sur le ciel le bleu des origines, qui m’a vue naître qui me verra mourir.
Impossible de recommencer.
De huit heures à midi le monde n’existe pas. Il paraît que les hommes montent dans des trains et véhiculent un tas de mythes avec eux, celui qui réussit seul parce qu’il a rencontré Le Matin (c’est un type bien), qui a couru pour ne pas manquer d’être le premier, qui savait où est le café et a bu de la motivation. Il paraît que certains ne sont pas à faux dans leur propre histoire, qu’ils ne jouent pas aux équilibristes et suivent le fil un destin indéchiffrable chiffré sur les murs du métro et qu’ils ont un meilleur métier que se laisser vivre. Ils ont des envies, des préférences et ils ont des sentiments.
Il paraît que les hommes sont fatigués et se réincarnent en noms tus, le soir le frigidaire qui garde comme un trésor les dîners aussi réchauffés que les paroles, aussi mal digérés. Pour ne pas oublier qu’ils sont vivants, ils engloutissent les recettes servies plus tôt, les déboires du midi, avalent ce qui reste même si les dents ont la rage même si ça donne la nausée. Selon les âges, les restes ne se ressemblent pas. Les heureux sont ceux qui fuient, qui dépensent et qui se dépensent qui répondent à l’appel du dehors, ils sont plus âgés que les autres et ils savent que l’âge est littéral qu’il suffit d’attendre de parler pour ne plus dire grand-chose. Bonheur obscur, et fondu dans l’électricité des nuits, et liquide comme toute la société.
C’est dans les bars qu’est mon asile. J’ai longtemps cherché je ne sais quoi, à part fuir. Je me pensais feu follet qui se métamorphose en phénix par à-coups. Je vis entourée de cendres : je fume plus d’un paquet par jour. Je dansais sur des poudres en faisant danser les cigarettes, de l’extérieur ça paraissait explosif. Je me consumais dans le noir, rouge lumière au bout du tube j’étais un oiseau bourré. Et le pire, c’est que ça me plaisait.
Là-bas le monde est tout autre, là-bas...