Le coup d’œil est bref. Devant. Sur les côtés. Aux alentours. Élise est assise dans une rue piétonne, adossée à une chaise métallique, à la terrasse d’un café habituel. Il y a cent soixante mètres de chaussée balisée de part et d’autre par une barrière amovible. Une école d’où s’échappent les cris des mômes. Des badauds qui promènent leur chien, d’autres plus ou moins pressés.
Le cortège classique d’un petit vendredi matin dans la capitale. La rue est calme, mais la jeune femme jette parfois un œil aux alentours, sans pour autant montrer de signes d’inquiétude.
Élise Goldfarb, 32 ans, militante lesbienne, entrepreneuse et éditorialiste télé, fait partie de ces personnes qui, à force, ont appris à manier une hypervigilance avec une apparente décontraction physique.
Il y a des réflexes qu’on ne questionne plus. Des accommodements invisibles aux yeux du monde et qu’on garde généralement pour soi.
Comme choisir les sièges extérieurs dans une salle de cinéma ou s’installer dos au mur dans les restaurants. L’essentiel est de visualiser un point de fuite, une issue de secours, toujours. Juste au cas où.
Le sommeil même n’y échappe pas.
« La nuit, je rêve qu’on vient me chercher dans mon lit et qu’on m’assassine. Ou je me vois à Gaza, et le Hamas me reconnaît. Il sait que je suis juive. »
Forcément, il y a quelque chose de l’ordre de l’héritage dans ce sens de la fuite, reconnaît Élise.
Troisième génération de rescapés de la Shoah. Deux grands-parents enfants cachés : une grand-mère chez les nonnes, un grand-père chez un producteur en Ardèche.
Élise a grandi, elle, à l’abri du malheur, mais avec un père qui ne croyait pas en la propriété :
« Il disait : on ne peut pas posséder. Parce que si on possède, on nous prend. Il faut être capable de partir tout le temps. »
Une grand-mère qui lui répétait, petite, de dormir au milieu sous la tente chez les scouts :
« Comme ça, si une enfant se fait kidnapper, ce ne sera pas toi. »
Et un grand-père qui pouvait se lever un matin, boire son café et s’arrêter pour raconter comment un Allemand lui avait pissé dessus pendant la guerre. C’était comme un syndrome de la Tourette.
Élise est encore enfant. Sa première expérience du racisme ressemble à ces livres d’Albert Cohen que chérit sa grand-mère Simone. Comme dans Ô vous, frères humains, où il écrit :
« À dix ans, un camelot m’a crié : “Sale Juif !” Et le monde s’est écroulé. »
La première fois, elle aussi était à sa fenêtre quand l’injure lui est parvenue jusqu’aux oreilles.
La suite, c’est un vécu entre les gouttes, à regarder de loin le cycle de la haine enfler de nouveau, et avec, à chaque fois, un palier franchi.
En 2001, c’était les synagogues attaquées à la voiture-bélier. En 2006, la torture et la mise à mort d’Ilan Halimi. En 2012, Merah et l’assassinat d’enfants à Toulouse. Puis il y a eu le djihadisme, la montée de Dieudonné, les quenelles devant Auschwitz.
En 2015, Élise dîne chez des amis après l’attentat de l’Hyper Cacher. Elle entend dire : « Tu vas quand même pas croire que c’était un attentat antisémite ? »
L’Histoire est une énorme poubelle où se recyclent les mêmes préjugés.
Le 7 octobre 2023 ne fait pas exception.
La France est, avec les États-Unis, le deuxième pays le plus touché en nombre de victimes. Cinquante et un Français ou binationaux sont morts, on compte parmi eux plusieurs otages.
Mais personne, dans le public français, ne réalise vraiment ce que cela signifie.
Et à chaque fois, cette impression pesante de devoir déterrer l’Histoire — jusqu’à la dynastie almohade, la bataille de Khaybar, le décret d’Orfān, les massacres de Mashhad, les pogroms d’Aden ou de Tripoli, les attentats de la Ghriba — et tout le reste.
« Israël existera aussi longtemps que l’antisémitisme. C’est ça, ma définition du sionisme. », explique Elise.
Quelle que soit sa signification, le mot provoque une campagne de haine et réactive le vieux préjugé de la double allégeance, qui pèse sur les Juifs depuis des siècles. L’idée que les juifs ne seraient jamais que des “citoyens de papiers”, acquis toujours à des causes secrètes.
Dix jours après les premières frappes d’Israël sur la bande de Gaza, les accusations de génocide circulent déjà.
La violence qui entoure la tragédie empoisonne la langue et l’imaginai...