Une chambre trop grande, des poupées mutilées, un flacon de parfum devenu arme : l’enfance, ici, déborde de colère. Pas celle qu’on raconte dans les livres pour enfants, mais une rage qui grandit, une haine contre tout, une soif de violence dirigée contre soi et les autres. Grandir, c’est apprendre à trancher en paix. Un texte puissant écrit par Marion Bevilacqua.

I
On dit que les enfants sont en colère quand ils sont tout petits et qu’ils ne savent pas encore parler ou après quand ils sont plus grands, pendant l’adolescence. Moi je sais parler pourtant je ne suis pas encore une adolescente. J’ai l’impression de pleurer tout le temps. J’étais toujours colère quand j’étais plus petite et même encore aujourd’hui.
Je me souviens, une fois maman m’avait grondée je ne sais plus pourquoi et j’étais tellement en colère contre elle que je suis allée dans ma chambre, j’ai regardé mes trois jouets en bois sur l’étagère, les poupées qui font le papa la maman et l’enfant, j’ai laissé le papa et l’enfant sur le meuble, j’ai pris la maman et je lui ai coupé une jambe avec mes ciseaux à bouts ronds. C’était difficile à couper parce que mes ciseaux à bouts ronds ne coupaient pas très bien et que les jambes de la poupée sont fabriquées avec de la corde. Quand ma colère a été terminée, je me suis sentie triste d’avoir coupé comme ça la jambe de maman avec mes ciseaux à bouts ronds, mes préférés, les verts, alors j’ai été chercher du scotch dans le salon et j’ai recollé la jambe.
On m’a parlé à l’école de certaines poupées dans lesquelles on peut planter des aiguilles ou à qui on peut couper des membres et ça fait vraiment souffrir les gens. Alors pendant plusieurs jours j’ai eu très peur que maman se casse la jambe ou même que quelqu’un lui coupe la jambe dans la rue comme ça. J’espérais qu’en la recollant avec du scotch ça annulerait le sortilège.
II
Grand-mère dit que du côté de ma maman la colère est héréditaire. Ça veut dire que quoi qu’on fasse, on risque d’être en colère toute sa vie, comme l’a été mon arrière-grand-père, mon grand-père, et puis ma maman à moi. Elle dit qu’il faut que je prenne garde, parce que cette menace héréditaire pèse aussi sur moi et qu’il faut que je veille à ne pas accumuler comme eux tous une frustration maladive qui risquerait de me gâcher l’existence. C’est vrai, certains détails peuvent provoquer en moi un agacement monstrueux. Quand Ed mâche trop fort à table ou quand on emprunte mes affaires sans me demander – et même en m’ayant demandé, ça m’énerve, parce que je suis obligée de dire oui sinon on me dit que je suis égoïste, donc en réalité c’est comme si on ne me demandait jamais vraiment mon avis.
J’ai fait des colères ridicules et je les regrette toutes mais sur le moment je ne peux pas faire autrement. Je n’aime pas quand une amie vient à la maison et que je dois partager mes jouets et qu’elle décide de choisir les meilleurs, maman dit que c’est l’invité qui est roi mais je suis pas pour les rois. D’ailleurs maman et papa ne sont pas pour les rois non plus ils disent tout le temps que c’est pas si mal qu’on ait coupé la tête du dernier.
Je crois que je suis un peu violente parfois, avec Olivia, avec Marine, avec toutes mes meilleures amies. Une fois je me suis même battue avec un garçon à l’école, je pleurais en me battant parce que je savais qu’il gagnerait parce qu’il était plus fort, mais pleurer m’aidait à dépasser cette étape de la timidité et avec mes larmes je me sentais capable de le tuer. Il m’a mise par terre et les autres sont venus arrêter la bagarre.
Je me suis vengée quelques mois plus tard du garçon en jouant à l’écurie géante ...