1
Auteur, je ne me suis jamais intéressé aux histoires d’amour qui finissent mal. Aussi, quand la question d’écrire un second roman est apparue – surtout et seulement pour moi-même : les gens, ne nous méprenons pas, n’en ont rien à foutre – j’ai pensé qu’il serait plus judicieux d’écrire sur les histoires qui commencent mal. Dans le fond, avais-je philosophé dans un bistrot à Crimée, en attendant que Julie – la femme mariée que je fréquentais à ce moment-là – elles étaient bien plus courantes. Les êtres avaient mille raisons de se perdre, quasi aucune de se trouver.
Je venais d’avoir trente ans et j’étais à moitié cinglé. Je vivais du RSA, et avec Maud, dans son studio du treizième. Cela faisait deux ans que nous étions à la colle et nous nous détestions cinq jours sur sept. Elle ignorait tout de ma relation avec Julie et, moi, je feignais d’ignorer qu’elle voguait de lit en lit. A ce jeu là, elle avait commencé bien avant moi. Je m’en foutais royalement. Nous cohabitions désormais et, bien que partageant le même lit, nos sexes ne se rencontraient plus jamais. Elle pouvait attraper quelque maladie honteuse que cela n’aurait pu m’atteindre.
Julie avait une vie conjugale plus classique. Elle m’avouait même, souvent après que nous ayons fini de baiser, qu’elle l’aimait encore, son mari. Je n’avais jamais rien à répondre à ça. J’étais simplement bien dans son corps et nous avions des discussions agréables. Elle aussi était écrivain. Nous nous étions rencontrés dans l’un de ces salons littéro-tsoin-tsoin mortifères. Elle avait dédicacé trois livres, moi deux. Un succès. C’était une intellectuelle, au cursus universitaire impeccable, son livre était très écrit – zélée, elle était même allée jusqu’à user du subjonctif de l’imparfait ; j’étais un autodidacte, sans baccalauréat, sans culture classique, sans grammaire, qui singeait les auteurs américains, les seuls que je lisais en réalité.
Le soir, un dîner avait été donné par les organisateurs. Chacun se sentit obligé, à un moment ou à un autre, de déclarer à quel point tout cela fut formidable. Julie et moi étions restés silencieux et avions partagé un sourire, un sourire rare, le seul qui vaille : celui de connivence. Tacitement, nous avions dû penser que nous n’étions personne pour les contredire. Il avait scellé cette entente débutée quelques heures plus tôt, au détour d’une discussion sur le film After Hours, de Scorsese et du Postier, de Bukowski. Ses goûts, en matière de films et de livres, dénotaient avec son style de première communiante et avec son œuvre. Il ne nous en avait pas fallu davantage pour achever cette journée dans sa chambre d’hôtel. Quand sa main avait commencé à me branler puis à me guider en elle, je me suis mis à fixer son alliance. Trente secondes plus tard, j’éjaculais.
Nous nous voyions chaque fois que nous le pouvions, grappillant les moments où son mari s’en allait, pour d’obscures raisons professionnelles, en province. Il m’était plus difficile, à moi, de justifier mes absences répétées. Bien que notre relation fut morte, Maud ne supportait pas que je découche. Lorsque je rentrais, ivre d’alcool, de sexe, et de mièvres sentiments, elle se jettait sur moi et reniflait chaque partie de mon corps. Un jour, elle proposa de m’émasculer. Je refusai, bien sûr, et après une légère empoignade qui dura trois jours, nous avions, comme c’était notre usage, mis ça sous le tapis.
Ce soir-là, donc, alors que j’attendais et réfléchissais à ce que j’allais pouvoir raconter dans ce second roman, alors que je m’interrogeais sur l’utilité même de l’écrire, Julie avait fini par se pointer. Nous nous embrassions sans prudence, sans retenue, comme deux adolescents dans un cinéma dont les lumières viennent de s’éteindre. Nous faire prendre ne semblait pas nous inquiéter plus que ça.
Nous buvions consciencieusement, principalement de la bière belge, mangions peu, et finissions, au milieu de la nuit et des affaires du mari cocu, à écouter Reggiani et Amy Winehouse, entre deux étreintes.
Au petit-matin, nous nous séparions, préparant déjà nos prochaines truanderies. Un voile de tristesse se posait sur nous quand nous évoquions nos peurs respectives. Elle s’inquiétait que je me retrouve sans toit ; je m’inquiétais qu’elle perde son mari. Nous chassions ce voile de tristesse d’une dernière accolade, d’un dernier baiser ou, quand notre nuit blanche ne nous avait pas trop épuisés, nous enlevions nos vêtements une ultime fois.
2
Mon éditeur était du genre coulant mais, là, tout de même, il commençait à trouver le temps long. Cela faisait six mois que je lui promettais de lui rendre mon manuscrit la semaine suivante. J’étais cependant incapable de travailler. Mes seules journées de labeur avaient consisté à piocher dans le tas de nouvelles que j’écrivais et à essayer de les assembler, à les transformer en roman. Il me fallait simplement trouver un fil conducteur, pensais-je. N’est-ce pas là ce qu’avait fait Raymond Chandler ? Ma mauvaise foi comparative m’ayant permis de me débarrasser d’un soupçon de culpabilité, je lui avais envoyé le résultat de ce puzzle.
Il m’avait appelé quelques heures plus tard. Je n’avais pas répondu, pensant qu’il laisserait un message sur le répondeur. Ce qu’il ne fit pas. Je l’avais donc rappelé, espérant que ça avait pris et que j’étais débarrassé de cette foutue histoire de second roman. Quand il m’a répondu, sa voix était mi-agacée, mi-amusée. Et je n’ai pas pu m’empêcher d’éclater de rire quand il me demanda :
— Tu te prends pour Raymond Chandler ?
Je lui ai promis de m’y remettre sérieusement et j’ai raccroché. Ce que j’aurais aimé, c’était qu’il me permette d’écrire des nouvelles, simplement des nouvelles. Je trouvais qu’à moins d’être Goodis, Hemingway ou Bove, le roman n’était qu’une vaste escroquerie. Il n’était pas contre l’idée, seulement le genre ne se vendait pas en France. Je n’avais jamais osé lui dire qu’au vu de mes droits d’auteur, le roman ne semblait pas bien plus rémunérateur. Surtout, je n’en avais rien à battre. Je ne voulais pas vivre de ce que j’écrivais. Écrire me permettait simplement de me sentir seul sans trop souffrir, de justifier ma condition d’homme sans argument. On pouvait être laid quand on était écrivain, on pouvait être pauvre, psychiquement aux abois. On nous pardonnait tout. Certains allaient même jusqu’à vous aimer.
J’écrivais autant que je buvais. Je pondais une nouvelle par jour. Pourtant, l’idée de me fixer derrière mon ordinateur et d’écrire un roman me débectait. J’avais pour idée que l’on écrivait pour raconter la vie et que la vie d’un homme avait rarement les moyens de remplir trois cents pages. Le reste du temps, quand j’étais trop à sec pour écrire ou boire, je pensais à notre défaite, à Maud et à moi, à l’absence d’avenir entre Julie et moi. Je prenais alors mon téléphone et je taxais l’une de mes connaissances pour, illico, aller m’acheter de la bière et du whisky. C’est ainsi que je menais mon existence.
3
Mon père est mort un jour où je baisais Julie. J’avais laissé passer les appels de ma sœur. En un coup d’œil, entre deux va-et-vient, j’avais compris de quoi il s’agissait. Il était atteint d’un cancer du pancréas décelé quelques mois auparavant. Tant mieux pour lui, j’ai pensé, elle n’aura pas duré longtemps, son agonie, et Julie avait changé de position. Désormais, j’étais derrière elle. J’enfonçais ma queue profondément tout en pénétrant son cul avec mes doigts. Quand on a eu fini, elle m’a demandé si je voulais téléphoner à ma sœur. Non. Je n’avais pas envie de l’entendre chialer, je n’avais pas envie de déplorer la mort de mon père. Tout cela, bien considéré, ne me regardait pas.
Plus tard, bien plus tard, dans le silence relatif d’une chambre d’hôpital, je me dirais que c’est dans ces moments-là que j’aurais dû me douter que quelque chose clochait en moi, que quelque chose s’en était totalement échappé. J’errais souvent la nuit, en hurlant des insultes à des passants invisibles. Je cherchais, sûrement, tel un épigone du personnage de Radiguet, le fameux assassin charitable. Celui qui me débarrasserait de cette existence qui me démangeait comme un pull en laine porté à même la peau.
4
Quand ce n’était pas mon éditeur, c’était ma conseillère emploi qui me sollicitait. Elle menaçait de me suspendre mon allocation si je ne me bougeais pas. J’arguais alors que j’étais écrivain et que je travaillais, même si cela ne se voyait pas. Elle n’était pas sensible à mes arguments et me congédiait rapidement, me disant qu’elle ne me louperait pas au prochain rendez-vous si je n’y avais pas mis du mien.
Elle possédait tout un lot de phrases de ce mauvais goût-là. C’était une conne grand format. Je remontais ensuite l’Avenue d’Italie et je retrouvais Maud. La plupart du temps, elle travaillait dans le studio. Le télétravail ne laissait aucun répit aux écrivains (aux hommes au foyer, pour être précis).
C’était l’une des excuses que je fournissais quand il s’agissait de justifier l’absence de second roman : comment travailler dans ces conditions ?
Nous ne nous parlions pas et nos silences étaient pesants. Malgré tout, nous avions maintenu quelques habitudes : les repas en commun, le parc Montsouris, Rachmaninov, le fromage de chèvre et Seinfeld.
Je continuais de me cacher pour entretenir ma longue correspondance avec Julie. J’avais enfin trouvé un avantage à mes problèmes intestinaux : cela n’éveillait aucun soupçon que je reste des plombes sur les chiottes. Par contre, cela commençait sérieusement à se gâter. Son mari avait fini par se douter de quelque chose. Elle lui semblait, elle m’avait rapporté ses mots, de plus en plus absente. De fait, il était devenu plus compliqué de se voir.
On en venait à craindre le retour “surprise” à Paris lorsque nous occupions l’appartement marital, la fouille du téléphone, l’ami qui nous surprend en ville. Jamais, pourtant, il n’a été question de prendre une décision. J’aurais, dans tous les cas, refusé qu’elle quitte son mari pour moi. C’eut été la pire des sottiseries à commettre.
Nous étions vaguement amoureux ; nous aurions mieux fait d’être amants ; nous étions dans la merde.
5
Au terme d’une dispute qui s’est achevée par une promesse absurde d’arrêter de boire de la bière, je me suis retrouvé démuni. Les journées sont devenues longues, trop longues. Je craquais généralement vers trois heures de l’après-midi. Je m’étais alors tourné vers le gin tonic. Je n’aimais pas particulièrement ça, mais c’était moins problématique pour l’haleine. Il fallait simplement que je me fasse, ensuite, une cure de café, que je me brosse les dents dans les toilettes et que je rentre, l’air absorbé de celui qui a cherché dans son errance parisienne quelque inspiration. La vie d’écrivain offrait ce genre d’avantage — il n’en offrait pas beaucoup d’autres.
D’abord, je m’étais contenté de trois verres. Ils étaient mal servis, dans une brasserie près de Censier-Daubenton ; le gin, il fallait le chercher à la loupe. J’avais déniché, un jour que c’était fermé, une autre brasserie, sise rue des Écoles. Là, ils étaient corsés : je suis passé à cinq ou six verres.
Un soir où je fus plus négligent qu’à l’ordinaire, Maud m’a accueilli une bouteille d’Évian en verre à la main ; elle me l’a explosée contre le crâne après que, du bout du bec, j’avais effleuré ses lèvres. J’avais explosé de rire puis fini la soirée à l’hôtel.
Le lendemain, elle me convoqua — c’est le terme — pour que l’on discute de tout ça. Il fallait que je me soigne, etc. etc., tout le prurit hygiéniste qu’était devenu le sien. Il faut dire que nos disputes imbibées étaient de plus en plus violentes. Surtout, elles remettaient sur la table, maintenant débarrassée de toute bouteille de Brouilly, nos conneries respectives. Nous ressassions, parlions à blanc. L’alcool, en somme, me permettait de lui rappeler ses plus grosses conneries, celles du début, où j’étais éperdument et bêtement épris d’elle et qu’elle se jouait de moi. Je pensais à la chanson d’Aznavour :
Comme une enfant gâtée qui réclame un joujou pour le réduire en miettes.
Parfois, je branchais l’enceinte et lançais les chansons les plus amères sur le couple, l’amour, la mesquinerie ; je les chantais à voix haute, comme si j’étais bourré. Cela la mettait hors d’elle ; elle finissait par se mettre à califourchon sur moi, la bave aux lèvres, prête à en découdre. Nous étions un couple bukowskien, mais, hélas, le whisky manquait.
6
Je devais me rendre à Bruxelles, pour la remise d’un prix dont je savais ne pas être le lauréat. C’était la sixième fois que l’on me foutait dans la dernière liste — la short-list, comme on dit à Ploucville. J’étais devenu le Raymond Poulidor de la littérature française. Julie avait réussi à se débarrasser de son mari et à se payer un billet de train. Le lauréat serait, je le savais déjà par mon attaché de presse, une jeune auteure qui racontait l’histoire d’une jeune femme qui, voulant échapper au joug de sa famille ultra-religieuse, surtout de celui de son grand frère, un footballeur raté qui s’était reconverti dans le rap sans plus de succès et avait, tout naturellement, fini par se ranger sur la voie de l’intégrisme ; bref, pour s’en sortir, donc, elle se mit à sucer des bites dans un bordel en Allemagne.
Sixi ème Poulidor : réussie !
Dans notre chambre d’hôtel, Julie et moi avions fêté cela en baisant sous l’effet inédit d’une drogue que nous avait filée un auteur interlope, Antoine S., dont nous ne savions rien ou presque. À une heure tardive de la nuit, lui et sa compagne, Lise P., ont frappé à notre porte. Ils avaient de la vodka et d’autres trucs moins facilement trouvables dans le commerce. Bientôt, Julie suça Antoine alors que Lise s’occupait de mon appendice. Après avoir chacun baisé avec nos partenaires respectifs, nous avons causé de Romain Gary en séchant la bouteille de vodka. Je trouvais que Gary était un auteur assez surfait. Et nous ne les avons jamais revus.
Au matin, j’ai trouvé mon éditeur à la gare. Il m’a pris à part et demandé ce que je fabriquais. Toujours sous l’effet conjugué de la drogue et de l’alcool, je l’ai envoyé chier, dit qu’il n’y aurait pas de deuxième roman. Il s’est empourpré et le silence s’est fait long jusqu’à ce que le train n’entre en gare. Avant de monter dans sa voiture, il m’a fait :
— T’as signé et perçu ton avance, n’oublie pas.
Je me suis imaginé, quelques secondes, voir débarquer un camion de CRS armés de mitraillettes, me perforant le corps pour ne pas avoir honoré ce contrat, et nous sommes allés nous restaurer au wagon-bar. La bière y était tiède.
7
— C’est qui, cette fille ? m’a demandé Maud, alors que je rentrais.
Un crétin avait pris des photos du festival, les avait postées sur les réseaux, et on nous y voyait, Maud et moi, guillerets et main dans la main, en direction du buffet froid.
— J’en sais rien, ai-je menti, sachant que je n’avais plus rien à perdre de ce côté-là.
J’ai regardé discrètement s’il n’y avait pas d’arme contondante quelque part dans le studio mais, non, c’était ok. J’ai ironisé, raconté des exploits et des rencontres extraordinaires, moqué les vedettes du milieu qui avaient une façon extraordinaire, presque aristocratique, de ne pas dire bonjour. Elle s’en foutait pas mal ; je suis allé prendre une douche. Consciencieusement, j’ai nettoyé les traces de notre week-end orgiaque et pensé que j’avais une vie fantastique.
Je me suis rhabillé, sous le regard noir de Maud, et j’ai vu que le voyant de mon téléphone clignotait. Il y avait deux messages. L’un était de Julie et l’autre de mon éditeur. Elle m’annonçait que son mari lui avait fait cracher le morceau, qu’elle était triste mais que c’était ainsi : nous devions cesser d’échanger nos humides gaietés. Maud m’a demandé ce qu’il se passait. Je lui ai dit de la boucler. Mon éditeur, lui, me disait que j’avais un mois tout rond pour lui rendre ce ...








