Mi-homme mi-athlète, imaginer une course de chevaux qui s’élancent sur la piste. S’imaginer vainqueur en franchissant l’extrémité de la piste de course et presque entendre les clameurs des Corinthiens assemblés. Un texte de notre revue papier N°5 sur le Sport signé Louise Guillemot.

Voler ne me fait pas peur ! 

Je sens chaque caillou de la piste, je sens les remous dans mon ventre comme un ressac de  poussière. Je suis la créature marine, le monde autour de moi est lent et silencieux, les  clameurs me viendront après. Je suis Amphitrite, je suis le char de Poséidon, je suis  l’écume. Amphibie, mi-homme mi-course. Je suis le souverain et l’esclave, je suis le cocher.  L’aurige. 

Une fois j’ai franchi en premier l’extrémité de la piste. Je n’ai pas eu de couronne. Les juments et moi sommes tous les trois hors d’haleine. Ma veine jugulaire galope. J’ai le regard fou du vite animal dont on dira : « Il a bien couru ! ». 

Le vainqueur est Synésias de Corinthe. C’est lui qui possède les chevaux. Ils sortent tout  piaffants de son écurie, c’est grâce à lui s’ils ont de l’avoine, si un esclave les brosse tous les  jours, s’ils sont beaux, vites et vainqueurs. Et peu importe qui vole avec eux, peu importe  quel cœur ils entraînent avec soi sur la piste au risque des cailloux, du sang, de la peau  déchirée en lambeaux longs comme les Iliades. L’aurige n’est jamais vainqueur, le vainqueur c’est le maître. 

Je suis né à Corcyre il y a vingt ans et je n’ai jamais aimé les athlètes. Ils ne combattent  pour personne. Pas pour la cité, pas pour les cités. Pas pour la vérité ou la justice. Pas même  pour trancher qui d’Homère ou d’Hésiode est plus propre à agrandir la vie humaine.  Enfant, j’ai plongé pour chercher des éponges. J’ai cru que ce serait ma vie, plonger pour les  éponges, et puis non.  Me voici à Corinthe, la cité mère qui enfanta Corcyre. Corinthe et ses hommes riches, ses  prêtresses prostituées. Je ne suis pas pêcheur mais pêché. Mes courses sont les soubresauts  du poisson sur le ponton.  

Quand j’ai conduit à la victoire les chevaux de Synésias, c’était à Olympie. Maintenant,  chez nous, c’est bientôt les Jeux Isthmiques. Curieux de leur donner le nom d’un goulet de  terre, cette glotte étranglée entre l’Attique et le Péloponnèse et noyée par l’Égée. Ça n’aide  pas à prendre son souffle.  

Et il en faut pourtant, course courte, course longue, course en armes, course de chars à deux  chevaux, course de chars à quatre chevaux, j’ai un point de côté rien qu’à entendre crier le  public.  

Heureusement que je ne fais qu’une course. Deux chevaux. Deux juments plutôt. Il faut  prendre serré le virage à la borne et prendre garde de ne pas se laisser émincer comme  l’Hector de l’antique recette quand Achille le traînait mort attaché à son char. Cet Hector eut  plus de chance que nous n’en aurions, car les dieux préservèrent des chocs la beauté de son  visage. 

Ce que je n’aime pas, ce sont les noms. Les noms des vainqueurs répétés avec une ampleur  énorme. Gravés sur les socles des statues. Chantés par les poètes, par ce Pindare et toute la  clique. Leurs noms et leur cité de naissance — quelle blague ! Comme s’ils lui apportaient quelque  chose. Comme s’ils montraient quelque chose d’elle. 

Les noms sont sots à côté de la course. Il n’y a pas de dissociation plus parfaite que celle de  la course de char, entre le nom et l’acte. Je suis l’ombre du vainqueur, il est mo...