Ah l’amour… Quelle folie, quand il vacille mais ne s’effondre pas ! Quand il s’use, se cabosse, tente des détours avant de revenir sur ses pas. Que reste-t-il du désir quand les corps ont trop vécu ? Et que vaut une promesse éternelle quand la maladie s’invite ? Regain est l’histoire d’un couple qui danse sur le fil du temps, entre derniers rebonds et ultimes renoncements, entre les restes d’un feu et l’ombre qui approche. Un feuilleton mordant, écrit par Lucas Dusserre. 

Dans les apparences, Séverine et Christian Mallard formaient un couple pérenne.

Le crédit de la maison étant payé, ils n’attendaient plus que la retraite. Dans leur belle région des Alpes, Séverine se dépenserait en randonnées ; Christian, lui, suivrait les Grand Prix à la télévision, sans avoir l’œil sur sa montre. Surtout, ils partiraient en voyage, jamais très loin, c’était pas trop leur genre, mais rien que profiter des enfants, par exemple aller quelques jours à Montpellier pour voir Mickaël, ça pouvait être sympa ; ils garderaient aussi la petite de Laurine, déjà deux ans et demi ; c’est fou comme le temps passe vite… 

Plus jeunes, les Mallard ne s’étaient jamais posés la question du temps, et puis, à force de prendre de l’âge, de voir des amis mourir et les enfants leur échapper, l’idée de leur propre mort était devenue incontournable. 

Séverine avait été une belle plante, mais ses fesses prenaient des proportions énormes. Malgré les heures qu’elle passait à marcher, dans la campagne de Sisteron, ses poignées d’amour ne disparaissaient pas. Elle augmentait la fréquence de ses colorations ; ses seins gagnaient en élasticité ; elle portait des appareils auditifs en plus de ses lunettes de vue. Les séances de botox ne faisaient pas disparaître ces rides, qu’elle avait autour des yeux. 

Surtout, et c’était le plus inquiétant, Séverine perdait la mémoire. Chaque jour, elle tournait dans le salon en cherchant son portable, ce fameux foulard qu’elle aimait bien, ses lunettes de soleil, ses clés de voiture, en disant non pas  “où est-ce que j’ai mis”, mais “où a-t-on mis”, comme si elle faisait l’objet d’une conspiration. Ce qui la terrifiait, depuis quelques mois, c’était d’avoir l’Alzheimer, comme sa mère, et que son mari, en l’apprenant, finisse par la laisser vieillir, seule et malade. Son avant-goût d’infirmité lui rendait l’idée de solitude plus cruelle, et l’attachait d’autant plus à son mariage. 

Christian, lui aussi, avait pris un coup de vieux. La mastication lui était devenue difficile, à cause de son dentier : il s’était donc mis à boire de la soupe, avec beaucoup de gruière. À la fin du repas, son menton graisseux était voilé par un réseau de fils blancs. Néanmoins, en dehors de la maison, il jouissait d’un certain prestige : champion de France Junior en motocross, il avait été une célébrité du département : il y eut une époque où des fans le suivaient en déplacement et les récits de ses courses étaient publiés dans Le Dauphiné. À l’âge adulte, il avait continué à se maintenir au niveau régional, sans parvenir à atteindre les sommets… Afin de s’assurer un salaire, il était entré comme mécanicien au garage automobile, Répara+, où, désormais, on le surnommait le doyen. Les bagnoles des ministres étaient pour lui, y avait même pas à discuter, monsieur Roussel, monsieur Razadjian, ces gros bonnets le tutoyaient comme s’il était le patron en personne. Il ne le montrait pas, mais ça le flattait. 

Un soir, à côté de Sève qui dormait, un grand souffle était entré dans ses poumons, et, respirant avec difficulté, il pensa à la mort. Ce qu’il craignait le plus, c’était d’avoir une maladie grave et de s’être cassé le cul toute sa vie pour oualou. Le lendemain, il s’était convaincu qu’il était temps, désormais, de vivre pour lui

Il accepta quasiment toutes les propositions qu’on lui fit. Au garage, les mecs ont halluciné : quelques années auparavant, Christian leur disait qu’il était trop vieux ; maintenant il les accompagnait de partout : matchs de hockey, bowling, bar ; un soir il a même fini en boîte de nuit. Le lundi, à l’atelier, on avait entendu sa voix dans une vidéo, qui passait de main en main : « Kilian oh, viens sur le danse flor, que je te montre, un peu… ». Il esquissait des pas vaseux sur la musique de Maître Gims, « Bella ». 

Séverine dut s’habituer à dîner seule. Elle était couchée quand Christian rentrait. Le matin, il sortait à peine du lit qu’elle partait pour le Renouveau, cet EHPAD de Sisteron, où elle travaillait, depuis plus de vingt ans. Au volant de sa voiture, Séverine se passait les doigts sous les yeux. Quand elle entrait dans les vestiaires, ses copines du boulot voyaient que ça n’allait pas, alors elle leur racontait tout, et elles répondaient que Séverine devait se ressaisir, non sa vie à elle ne devait pas tourner que autour de Christian, fallait aussi qu’elle se trouve une occupation pour elle toute seule, et puis fallait surtout pas qu’elle s’inquiète, Séverine était une femme super, et elle était belle, et elle était drôle, et elle était gentille, non non mais vraiment…. Séverine se cachait le visage, en sanglotant, et voilà, bravo, maintenant elle faisait pleurer tout le monde ! Après quelques semaines d’hésitation, Séverine a fini par suivre leur conseil. 

Elle s’est inscrite à des cours de yoga.