Nous sommes honorés de présenter en exclusivité à nos lecteurs le premier acte d’une pièce inédite de Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière. Cette œuvre, intitulée Le Malade ordinaire, récemment retrouvée aux Archives nationales, n’est malheureusement pas datée. Il est certain en revanche qu’elle ne fut représentée sur scène qu’après la mort de son auteur, vraisemblablement autour de 1675.
COMÉDIE
représentée pour la première fois sur le théâtre de la salle du Palais-Royal, le dixième février 1675, par la troupe du Roi.
PERSONNAGES
DAPHALGAN, malade ordinaire
MONSIEUR COLLABON, médecin
MONSIEUR COMPLOTUS, médecin
AMIANTE, apothicaire
CLAMPINTE, fils de Daphalgan
FLIPETTE, servante de Daphalgan
La scène est à Paris.
ACTE PREMIER
SCÈNE PREMIÈRE
Clampinte, Flipette.
CLAMPINTE, suivant Flipette à la hâte. – Mais enfin, me diras-tu, Flipette, pour quelle grande raison l’on me fit appeler ce matin, et me priait sans délais de venir céans visiter Monsieur mon père ? Est-il arrivé malheur ?
FLIPETTE. – Ah ! Monsieur ! Grand malheur en vérité ! Pour dire le vrai, c’est moi-même qui ai pris la liberté tantôt de vous faire quérir et…
CLAMPINTE. – Vous ? Par ma foi ! Le fait est singulier. La peste soit de ces gens de maison tout plein d’initiatives. C’est que je dormais bien, et tâchais de rétablir un peu l’équilibre de mes humeurs après hier une soirée où sans doute j’abusais un peu d’un certain liquide bien propre à donner aux âmes des vertiges agréables. Mais quoi ! Il faut donc que le fait soit de grande importance. Dis-moi, allons, dis !
FLIPETTE. – C’est que Monsieur votre père…
CLAMPINTE. – Eh bien ! quoi, Monsieur mon père ?
FLIPETTE. – Il est fort à craindre que Monsieur votre père…
CLAMPINTE. – Est-ce si grave que tu ne trouves point tes mots ?
FLIPETTE. – C’est pis encore que cela, Monsieur !
CLAMPINTE. – Eh ! Parle vite.
FLIPETTE. – Monsieur, je ne puis vous le celer un plus long temps. Assurément, Monsieur votre père est atteint depuis cette nuit du mal que ces temps tout le monde redoute, et que les médecins nomment infection couronnée.
CLAMPINTE, visiblement soulagé. – Comment, coquine ? C’est pour cela que tu m’as fait tirer de mon lit dès avant l’aurore, et jusqu’ici courir comme s’il y eût péril de mort en la demeure ? Que tu es donc naïve, ma pauvre Flipette, et si bien portes ton nom…
FLIPETTE, effarée. – Comment, Monsieur, vous vous mêlez de railler dans un tel moment ?
CLAMPINTE. – Je raille, oui, et j’enrage aussi ! T’ai-je assez dit que je ne voulais plus entendre parler jamais de ces fâcheuses sornettes qui sont la seule maladie que je vois répandue dans la ville à cette heure ? Que je ne veux plus entendre céans prononcé le nom d’infection couronnée, et que je dis tout net que ce ne sont que rêveries d’imaginatifs enragés, qui prennent leurs quintes pour des agonies ?
FLIPETTE. – Ainsi, Monsieur est toujours dans ses étranges sentiments, et contre l’évidence que tout le monde admet…
CLAMPINTE. – Moi, Flipette, je n’admets point, et je veux contester ! Je ne vois alentours que fiévreux sans gravité, et que pulmonaires complaisants. Suis-je malade, moi ? Nenni ! Mieux jamais ne me suis-je porté que maintenant, et je suis de ceux-là qui n’ont dans le monde aucune de ces sottes précautions que l’on voit désormais devenues la nouvelle mode où tombent les crédules. J’ai conservé d’hier mes habitudes de propreté, et cela suffit amplement pour me tenir abrité contre les miasmes qui se meuvent dans l’air vicié de nos villes.
FLIPETTE. – Cependant, Monsieur votre père est au plus mal.
CLAMPINTE. – Allons donc ! Je ne l’ai point encore vu, mais je puis déjà vous dire qu’il se portera dès demain comme hier, et comme devant hier. Le pauvre homme aura seulement ouvert un peu trop longtemps cette nuit les fenêtres de sa chambre, et une mauvaise fluxion le tient désormais pour la journée…
FLIPETTE. – Une mauvaise fluxion !
CLAMPINTE. – Tout au plus. Une vilaine grippette, ma chère Flipette.
FLIPETTE. – Une vilaine grippette ? Ah, Monsieur changera bien d’opinion lorsqu’il verra l’état où se traîne Monsieur son père depuis ce matin, et les difficultés où il est pour respirer, et la fièvre qui le tient.
CLAMPINTE. – Oui, oui, bon, paix ! Le voilà donc malade, comme tant d’hommes de son âge tous les hivers depuis que les froidures existent.
FLIPETTE. – Vous apprendrez cependant que le médecin qui est là, avec lui, n’est point de votre avis, et que même là-dessus il soutient que le mal où votre père est tombé…
CLAMPINTE. – Un médecin ? Quel médecin ?
FLIPETTE. – Celui, Monsieur, que j’ai fait prévenir avant que d’aller vous quérir, et qui se nomme Monsieur Collabon.
CLAMPINTE, outré. – Comment ? Ce charlatan ? Ce distributeur de pilules ? Pendarde, par tous les diantres ! Tu as fait venir ici Monsieur Collabon, avec tout le train de son pompeux galimatias, de son spécieux babil, et qui vous donne des remèdes coûteux pour vous guérir de rien, et qui vous fait payer ensuite les bons soins qu’il a eu pour chasser de vous un mal ne s’y trouvant point d’abord ?
FLIPETTE. – Tout beau, Monsieur ; je n’ai pas la science qui est vôtre, et pour moi je crois simplement, sur la foi de ses licences, que ce Monsieur Collabon en sait plus que les autres sur cette matière.
CLAMPINTE. – Et je te dis, moi, que cet homme est un fat qui n’a pour soigner des maux qu’il met lui-même dans ses patients, que de belles et creuses paroles ! C’en est assez, je m’en vais moi-même de ce pas tirer mon père de l’erreur où tu l’as mis. (Se ravisant.) Ou plutôt, non. Je sais assez son caractère, et ses pensées à propos de moi, pour sentir qu’il ne m’écoutera point, après surtout les chansons que tu as dû ce matin lui chanter, et qui lui auront bientôt tourné l’esprit.
FLIPETTE. – Vous n’irez donc pas le voir ?
CLAMPINTE. – Si fait. Mais je n’irai point seul. Je vais, de ce pas, à la recherche d’un mien ami médecin, en qui je place toute ma confiance ; et qui saura, par le nombre de ses licences, et l’éclat de ses discours, faire changer les dispositions où s’égare toute cette maisonnée. Je veux revenir tout à l’heure, mais cette fois je ne serai point seul !
(Il sort.)
FLIPETTE. – Parbleu ! Ses dispositions, ma foi, sont bien plus étranges que les nôtres ; et je n’échangerai certes pas les unes contre les autres. Pour moi, je retourne au chevet de Monsieur, d’où le bon docteur Collabon déjà ne veut plus bouger.
SCÈNE II
Daphalgan, Monsieur Collabon, Flipette.
DAPHALGAN, dans son lit, cependant que Monsieur Collabon écoute son pouls. – Ah ! Flipette, te voilà. Eh bien ? Ne voulais-tu point m’amener mon fils ? Tarde-t-il ? Ne l’as-tu point trouvé chez lui ?
FLIPETTE. – Si fait, Monsieur. Je l’ai fait mander, et il était tantôt céans.
DAPHALGAN. – Est-il reparti ?
MONSIEUR COLLABON, agacé. – Allez-vous parler plus bas ? Je ne distingue plus le pouls…
FLIPETTE, bas. – Il n’a point voulu venir seul ici, et la fantaisie lui a pris d’aller quérir un médecin de ses amis, car… mon Dieu… je n’ose…
DAPHALGAN. – Ose, Flipette, ose, et dis-moi tout de bon.
FLIPETTE. – Monsieur, il ne croit point en l’origine de votre mal, et il ne fait aucune confiance à la science ni à l’habileté de Monsieur Collabon, et je suis fâchée que…
MONSIEUR COLLABON, lâchant le poignet du malade. – Comment ? C’est moi qui suis fâché ! Quel est donc ce drôle ?
DAPHALGAN. – Tout doux, Monsieur, il s’agit de mon fils.
MONSIEUR COLLABON. – Devrais-je vous en féliciter ? Votre fils est-il médecin comme moi, ou bien même mieux que moi ? A-t-il ses licences ? Est-il de la Faculté de Montpellier, comme l’illustre François Pidoux ; ou bien de la Faculté de Paris, comme l’illustre Jean Fernel ; ou bien de la Faculté de Louvain, comme l’illustre Vésale ? Allons, dites !
DAPHALGAN, embarrassé. – Ma foi, Monsieur, mon fils n’est d’aucune Faculté et pour toute licence, il n’a que son jugement à quoi certes il se fie un peu trop aisément ; et qui souvent le pousse dans des extrémités où…
MONSIEUR COLLABON. – Son jugement ! Qu’est-ce donc que cette garantie-là ? Mon cocher est homme d’un fort bon jugement en matière de cheval, mais il ne s’autorise point cependant à le guinder jusqu’à la médecine. Aussi, Monsieur, si vous préférez les opinions de je ne sais lequel de vos fils…
DAPHALGAN. – Je n’en ai qu’un.
MONSIEUR COLLABON. – Ma foi, c’est bien assez. Aussi, dis-je, si vous préférez les opinions de votre fils à la certaine science médicale que j’ai durement acquise dans les Facultés de Montpellier, de Paris, de Turin et de Padoue, je vous abandonne à ses ordonnances fantastiques.
DAPHALGAN. – Monsieur, Monsieur ! Une juste colère vous égare. Je puis vous assurer qu’il n’est nullement dans mes pensées de me ranger à celles de mon fils, qui est très ignorant dans votre art, et qui a pris dans les salons qu’il fréquente une certaine manière de se hausser le col en allant partout répétant que l’infection couronnée n’existe pas, et que l’on n’en peut être malade par conséquent, et qu’il faut seulement si l’on est malade tout de même, demeurer en repos et laisser tout doucement la nature se tirer du désordre où elle était tombée.
FLIPETTE. – Hay ! La belle médecine que voilà. Et je voudrais un peu qu’il ait votre mal, car il en parle comme un homme qui se porte bien, et je gage qu’à votre place, dans l’état où je vous vois, il changerait bien de langage. Il est aisé de parler contre la médecine, quand on est en pleine santé.
DAPHALGAN. – Oui, oui. Je te rejoins au fond, mais ne dis point de telles choses. Mon fils est tel qu’il est, mais je ne le veux point malade pour autant, et te prie de te taire. (À Monsieur Collabon.) Monsieur Collabon, je suis votre serviteur et votre obligé. Dites toute votre pensée.
MONSIEUR COLLABON. – Monsieur, vous êtes de raison, et je ne vous déguiserai rien. Sans contestation possible, vous êtes atteint de l’infection couronnée, et si vous ne m’aviez pas fait appeler, il était fort à craindre que vous ne fussiez devenu incurable avant qu’il soit trois jours.
DAPHALGAN. – Mon Dieu !
FLIPETTE. – Ah ! Pauvre Monsieur. Est-il condamné ?
DAPHALGAN. – Mais veux-tu enfin te taire, friponne ?
MONSIEUR COLLABON. – Elle n’est pas hors de sa raison, que de craindre pour votre vie. La fortune cependant m’a placé à votre chevet, et je puis vous promettre que je mettrai toutes les grandes ressources de ma science à rétablir votre tempérament. Pour ce faire, je sais bien la manière dont il vous faut gouverner, et j’ai déjà fait une ordonnance que mon apothicaire pourra bientôt exécuter.
SCÈNE III
Daphalgan, Clampinte, Monsieur Collabon, Flipette.
CLAMPINTE, surgissant. – Monsieur ! Vous semblez bien prompt à faire des conclusions par-dessus la tête de vos patients…
MONSIEUR COLLABON. – Qu’est-ce donc que cet impertinent grimaud qui me vient troubler dans mon art ?
DAPHALGAN. – C’est, je le crains, mon fils Clampinte.
MONSIEUR COLLABON, s’avançant vers Clampinte. – Monsieur, souffrez que je vous empêche d’aller plus loin. Faites-moi voir vos mains ! Ah ! grand Dieu ! D’ici je distingue le grouillement des germes qu’elles amènent de la rue. Fi ! Voulez-vous donc aggraver de vos négligences le mal qui a pris votre père ? Et tous ces mots que vous lancez dans l’air, ne voyez-vous pas qu’ils répandent des miasmes ? Si le mal de votre père va s’aggravant, malgré mes soins, sachez Monsieur qu’il faudra vous en tenir responsable.
CLAMPINTE. – Mais enfin…
MONSIEUR COLLABON. – On me dit, mon petit Monsieur, que vous niez l’existence de l’infection couronnée, par moi d’ailleurs ainsi nommée, car par moi découverte le premier ?
CLAMPINTE. – C’est la vérité, mais…
MONSIEUR COLLABON. – Et que vous prétendez soigner ceux-là qui en sont atteints par les simples prévenances que l’on réserve d’ordinaire aux fluxions de poitrine ?
CLAMPINTE. – Je le reconnais, mais…
MONSIEUR COLLABON. – Et que vous avez assez de présomption pour mieux savoir que la Faculté ce qu’il est bon ou non de prescrire à un malade en grand péril de mort ?
CLAMPINTE. – Ma foi, je conteste fort que…
MONSIEUR COLLABON. – Que vous soutenez donc, Monsieur, que je me déplace dès l’aube pour faire des soins à de simples fiévrottes ?
CLAMPINTE. – Je ne sais, et cependant…
MONSIEUR COLLABON. – Que peut-être l’infection couronnée serait une invention de ma fantaisie, ou bien un songe que j’ai fait tout éveillé, et que tous mes confrères de la Faculté ont décidé de faire avecque moi ?
CLAMPINTE. – Je ne dis point cela mais…
MONSIEUR COLLABON. – Oh ! le beau cas. Monsieur, il ne m’est point nécessaire de vous examiner plus longtemps pour vous déclarer tout net que vous êtes malade !
CLAMPINTE. – Comment ? Moi ?
MONSIEUR COLLABON. – Oui, vous ! Non des entrailles, mais de la tête. Elle est pleine de vapeurs dont je sens d’ici les remuements néfastes, qui vous font toute sorte de visions, et vous mettent dans des transes.
CLAMPINTE. – Cela est un peu fort !
MONSIEUR COLLABON. – Cela est très certain ! Vous souffrez de n’être atteint d’aucun mal, et par conséquent de ne présenter aucun intérêt. Par suite de quoi vous avez laissé naître dans votre cervelle et croître sous votre crâne la vision de ce que nul autour de vous n’était malade non plus. Par là, vous vous consolez de n’avoir aucune existence médicale, et vous enragez fort dès lors que l’on vous prouve par l’évidence que d’autres sont beaucoup mieux lotis que vous.
CLAMPINTE. – Je n’entends rien à ce charabia !
MONSIEUR COLLABON, à Daphalgan. – Voyez, nous avons là un signe diagnostique des plus incontestables. Le malade est dans une grande confusion, et ses sens sont troublés. Il n’est plus capable de voir le clair où il n’y a que clarté. Il reporte sur les pensées de qui lui parle les fumées dont son esprit, de toute évidence, est très incommodé. Je dis donc, Monsieur, que votre fils ici présent est malheureusement affecté de cette sorte de folie que nous nommons fort bien complotite aiguë de la cervelle, espèce de folie très fâcheuse, et qui ne demande pas moins qu’un Hippocrate de ma capacité. Fort heureusement, il est bien su qu’ignoti nulla est curatio morbi, et qu’une maladie connue est déjà de moitié guérie. Il ne me serait pas difficile de convenir donc, avec un peu plus de temps, des remèdes que je dois faire à Monsieur votre fils pour la curation de son mal.
CLAMPINTE. – Ah ça, mais ! Vous tairez-vous donc enfin, et me laisserez parler ?
DAPHALGAN. – Ne contrarions pas un si grand malade…
CLAMPINTE. – Oui, Monsieur le médicastre, je crois bien en effet que vous ne soignez ici que des chimères, et que vous avez à cœur de curer des songes bien creux ! (À Daphalgan.) Vous êtes le jouet, mon père, d’une légende qui s’est emparée de la cour et de la ville, et qui fait rêver tout le monde à une maladie dont je vous dis, moi, qu’elle n’est pas.
DAPHALGAN. – Comment ! Et suis-je donc malade d’une rêverie ou bien d’une illusion ?
CLAMPINTE. – Mon père, je gage que vous êtes tout simplement travaillé d’une mauvaise disposition que vous aurez prise à trop aller et venir dans les courants d’air ! L’hiver est cause du petit mal qui vous tient, et dont vous serez sorti avant longtemps, si m’en croyez. Au reste, j’ai amené avec moi un homme qui vous saura mieux convaincre. Flipette, fais entrer Monsieur Complotus, qui attend à côté.
(Flipette s’exécute à contre-cœur. Elle sort, puis elle revient dans la pièce, accompagnée de Monsieur Complotus.)
SCÈNE IV
Daphalgan, Clampinte, Monsieur Collabon, Monsieur Complotus.
CLAMPINTE. – Voici, mon père, le très illustre et vénérable docteur Complotus, que j’ai pris la liberté d’introduire céans afin qu’il vous guérisse des imaginations où l’on vous veut enfermer.
MONSIEUR COMPLOTUS, avec une révérence. – Messieurs, et cher confrère, je vous donne le bonjour.
MONSIEUR COLLABON. – Monsieur, je ne vous salue pas, et je vous le dis tout net à vous (à Daphalgan) : si cet homme doit demeurer un moment de plus dans cette pièce, je m’en retire incontinent.
MONSIEUR COMPLOTUS. – C’est trop d’honneur que vous me faites d’accorder si grand prix à ne pas souiller l’air que je respire.
MONSIEUR COLLABON. – C’est, Monsieur, tout le contraire, et je craindrais, à trop être dans votre voisinage, de prendre bientôt dedans moi les mauvaises humeurs qui vous troublent le jugement.
MONSIEUR COMPLOTUS, à Daphalgan. – Laissons-là, je vous prie, ce fâcheux. Je ne vous vois que depuis un moment, mais je sais déjà de science solide le mal qui vous a pris. Ne croyez point, Monsieur, ce que l’on vous dit. Je suis, moi, homme de la cour, et bien introduit dans les secrets qui s’y font toujours ; et je puis vous assurer que j’ai réuni dès longtemps toutes les preuves pour publier bientôt que l’infection couronnée est une fable composée dans les coins sombres de certains cabinets du Palais. Il n’y a point, Monsieur, d’infection couronnée ; il y a seulement une vaste conspiration dans les alcôves et du Louvre et de Versailles ; un complot, Monsieur, des Jansénistes, qui veulent tâcher par de hideuses manœuvres de rétablir à la cour un peu de leur influence. Je dis que vous n’ayez aucune inquiétude d’une maladie qui n’est point, et qu’il vous faut seulement remettre entre les mains d’un médecin qui vous saura curer pour la fluxion que vous avez là, et que je devine à distance.
MONSIEUR COLLABON. – Peuh !
DAPHALGAN. – Serait-ce possible ? Mais cependant, cette douleur de tête…
MONSIEUR COMPLOTUS. – Une fluxion !
DAPHALGAN. – Mais cette lassitude que je sens par tous mes membres ?
MONSIEUR COMPLOTUS. – Une fluxion !
DAPHALGAN. – Mais l’empêchement que j’ai de sentir ni les odeurs ni les goûts ?
MONSIEUR COMPLOTUS. – Une fluxion !
DAPHALGAN. – Mais ces maux de cœur et ces douleurs de ventre ?
MONSIEUR COMPLOTUS. – Une fluxion ! N’êtes-vous point un peu las, lorsque vous ne dormez pas vos huit heures ?
DAPHALGAN. – Si fait.
MONSIEUR COMPLOTUS. – Une fluxion ! Et n’êtes-vous point un peu écœuré, lorsque vous mangez avec excès ?
DAPHALGAN. – C’est vrai.
MONSIEUR COMPLOTUS. – Et n’avez-vous point des sudations grandes, lorsque la fièvre monte ?
DAPHALGAN. – Indubitablement.
MONSIEUR COMPLOTUS. – Une fluxion, une fluxion, vous dis-je. Certus et evidens prognosticus est.
MONSIEUR COLLABON. – Peuh !
SCÈNE V
Les mêmes, Flipette.
FLIPETTE. – Monsieur, il y a là un monsieur qui dit venir sur l’ordre de Monsieur Collabon.
MONSIEUR COLLABON. – Ah ! C’est sans aucun doute l’apothicaire que vous savez, et qui m’est tout dévoué. (À Daphalgan.) Avec votre permission, Monsieur…
DAPHALGAN. – Bien sûr, bien sûr. Qu’il entre !
SCÈNE VI
Les mêmes, Amiante.
AMIANTE. – Monsieur, je vous fais par cent fois de considérables excuses, mais c’est sur l’instance de Monsieur Collabon que je me permets de troubler la quiétude où l’on vous veut maintenir à fin d’un prompt rétablissement.
DAPHALGAN. – Monsieur, je sais bien qui vous êtes, et vous n’avez point à vous excuser d’être là sur la demande de mon médecin.
AMIANTE. – J’ai, comme on me l’a mandé, pris avec moi tout ce qu’il faut pour la curation à très courte échéance du mal dont hélas vous souffrez. Je n’ai fait là qu’exécuter l’ordonnance de Monsieur Collabon.
CLAMPINTE, railleur. – Eh ! cette divine ordonnance, de quoi est-elle donc faite ?
AMIANTE. – De tout ce qu’il faut.
CLAMPINTE. – Par tous les diantres, il vous faut me faire une réponse plus complète, ou bien je vais vous rosser !
DAPHALGAN. – Paix, paix, mon fils. Mais il est vrai que je brûle moi aussi de savoir ce que m’ordonne la médecine, pour le rétablissement de mon tempérament.
AMIANTE. – Premièrement, il me fut indiqué que pour remédier à la pléthore obturante dans le poumon, et à la cacochymie luxuriante de par les membres supérieurs et inférieurs, il vous sera donné chaque jour deux phlébotomies bien libérales. Ensuite que vous fussiez vastement purgé, désopilé et évacué par des purgatifs convenables que j’ai avec moi, et qui sont de la sorte cholalogique d’abord, et mélanogogique aussi. Troisièmement, et puisque la véritable source de l’infection couronnée est dans l’humeur féculente et grossière, il est à propos que chaque soir vous prissiez un clystère composé dans toutes les règles de l’art par Monsieur Collabon, où se mêlent toutes les herbes efficaces qui me furent dites, et dont voici la liste. (Il déplie un papier qui s’en va tomber jusqu’au sol.)
DAPHALGAN, intimidé soudain. – Il me faudra mettre tout cela dans mon corps ?
MONSIEUR COLLABON. – Par haute et basse ouvertures. Seul moyen que la médecine sait pour vous préserver de votre mauvaise constitution, de l’intempérie de vos entrailles, de la corruption de votre sang, de l’âcreté de votre bile, et de la féculence de vos humeurs.
DAPHALGAN. – Ah ! Miséricorde !
CLAMPINTE. – La peste soit de vos médecines et de vos ordonnances. Monsieur Complotus, que dites-vous de cela ?
MONSIEUR COLLABON. – Peuh !
MONSIEUR COMPLOTUS. – Je dis que c’est exorbitant, et que, Monsieur, sans prendre le risque de vous porter plus mal, vous pouvez mettre cette liste au cabinet.
AMIANTE. – Comment ? La liste de mes beaux et bons remèdes, préparés avec un si grand soin, tous inventés et formés pour faire dans votre corps des effets merveilleux ? Au cabinet ?
MONSIEUR COLLABON. – Ne prêtez pas attention à ces divagations.
MONSIEUR COMPLOTUS, à Daphalgan. – Et vous, ne vous fiez pas à ces prescriptions !
MONSIEUR COLLABON. – N’accordez pas votre oreille à ces élucubrations.
MONSIEUR COMPLOTUS. – N’inclinez pas l’esprit vers ces recommandations !
AMIANTE. – Et moi, à la fin ! Qui me payera, si la médecine cesse de prescrire, et si l’on cure les gens sans remèdes ? Ah ! Ça ! Il ne faudrait pas m’avoir fait venir céans pour me laisser partir la bourse vide. Que l’on me paie mes remèdes, ou bien cet affront à la Faculté criera vengeance !
DAPHALGAN. – Eh là ! Eh là ! Messieurs !
MONSIEUR COLLABON. – Taisez-vous et prenez votre médecine ! Purgation ! Clystère ! Taisez-vous, et recouchez-vous bien, et que n’approche personne ! Et prenez votre médecine !
MONSIEUR COMPLOTUS. – Jetez-moi ces drogues par la fenêtre, si m’en croyez, et revenez à la raison. Sachez distinguer le vrai d’avec le faux ! Point de maladie céans, seulement un complot ! Une conspiration ! On vous veut malade ! On veut tout le monde malade !
AMIANTE. – Et moi, je veux tout le monde aux ordonnances ! Qu’on me donne mon argent, pour le métier que j’ai fait, et que l’on obéisse à la bonne médecine ! Mes gages !
MONSIEUR COLLABON. – Donnez son argent à l’apothicaire, et profitez de ce qu’il est un homme habile dans son art. Clystère ! Purgation ! Il n’est que temps ! Je vous prédis le pire, si vous vous déclarez rebelle aux remèdes que je vous ordonne !
DAPHALGAN. – Ah ! Mon Dieu !
MONSIEUR COMPLOTUS. – L’infâme ! Le tyran ! Repoussez au loin de vous cette pharmacie du diable ! Aucun mal, vous dis-je. Les Jansénistes, seulement ! Les Jansénistes vous veulent malade ! Ne leur donnez pas la joie de vous voir tâchant à vous soigner d’un mal imaginaire. Ah ! L’odieuse cabale ! L’infernale intrigue ! Les desseins de cette faction n’ont-ils point de bornes ?
AMIANTE. – Je me moque de savoir si vous êtes malade d’imagination ou de maux véritables, Monsieur ! Qu’on me paie ! Mon affaire n’est pas les malades, mais seulement les remèdes ! Qu’on me paie mes remèdes, et mes herbes, et mes préparations ! Ah ! Mes gages ! Mes gages ! Mes gages !
MONSIEUR COLLABON. – Si vous avez l’étrange hardiesse d’aller contre mes prescriptions, je vous prédis qu’un tel attentat contre la médecine ne saurait rester impuni. Vous irez bientôt de la bradypepsie dans la dyspepsie ! De la dyspepsie dans l’apepsie ! De l’apepsie dans la lientérie ! De la lienterie dans la dysenterie ! De la dysenterie dans l’hydropisie ! Et de l’hydropisie dans la privation de la vie, où vous auront conduit les folles préventions de mon indigne confrère.
DAPHALGAN. – Ah ! Mon Dieu ! Mon Dieu !
CLAMPINTE. – Mon père, ne l’écoutez point !
MONSIEUR COMPLOTUS. – Écoutez-moi !
MONSIEUR COLLABON. – Obéissez-moi !
AMIANTE. – Payez-moi !
DAPHALGAN, se reprenant. – Assez, Messieurs, assez ! Je ne suis point médecin comme vous, et ne sais point si je suis malade de ceci ou de cela, mais je sais fort qu’à continuer de crier ainsi, vous allez me faire tomber dans un état bien pire que celui où je suis. (À Amiante.) Monsieur, je ne vous payerai pas, car je ne prendrai pas vos remèdes. (À Monsieur Collabon.) Monsieur, je ne prendrai pas vos remèdes, car toute votre médecine me rompt la tête encore plus que l’infection couronnée. (À Monsieur Complotus.) Et vous, Monsieur, je vous prierai de bien vouloir sortir de vos chimères ; car je ne sais si le mal qui me tient est d’origine jésuite ou janséniste, mais je sais fort bien, moi, qu’il me tient ; et je vous prierai donc d’aller chanter vos refrains ailleurs. (À Clampinte.) Quant à vous, mon fils, je vous remercie de m’avoir fait voir que deux avis souvent ne valent pas mieux qu’un, et qu’en matière de médecine, il faut tout d’abord ne point se mêler de politique.
(Ils sortent tous les quatre, ulcérés.)
FLIPETTE. – Voilà qui est fort bien dit, et je crois bien que le meilleur moyen de n’être pas malade est de ne point perdre la santé.
FIN DU PREMIER ACTE