Les Reels ont envahi les réseaux sociaux : originaires de TikTok, ils se sont répandus sur Facebook, Instagram, et même YouTube. Impossible d’y échapper. Il suffit d’en ouvrir un et les autres défilent à sa suite comme un glissement impossible à réfréner. Ces formats courts contiennent un monde à part entière : des astuces, des vidéos drôles, des chats, des Get Ready with Me… Paul Brumberg raconte à merveille ces incursions dans ces différents univers qui alternent avec des retours brutaux à la réalité.
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« En pleine nuit, un homme âgé ouvre son échoppe dans les rues d’Okachimachi, et prépare des brioches émouvantes…
…Trois façons d’utiliser ce pêle-pommes innovant, en plus d’éplucher le fruit, il le découpe en lamelles fantaisie…
…Une dame âgée se fait agresser dans le métro en quatre parties…
…Elle lacère un sac de vêtements et nous analyse en détail son contenant. »
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Tu embrasses tes parents sur les deux joues, t’attardes sur celles de ta mère.
D’Évian-Les-Bains, tu garderas le souvenir : tu pars en fin de matinée, de gares en gares, c’est à Nice-Riquier que tu égraineras les offres locatives. Tes parents sont prévenants et malgré leur maigre pécule, ils ont emmitouflé dans deux paires de chaussettes une enveloppe garnie pour tes jours de recherche. Dans l’encart transparent de ton portefeuille, ta mère glisse un petit papier avec trois numéros de téléphone. « En cas d’urgence ! »
Ce sont tes copains, dans le vide savoyard, qui t’ont guidé vers l’Application. Toi, tu as fait comme tout le monde, tu as tenu à être tenu au courant : personne ne peut t’en vouloir.
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« …Deux mains habiles fournissent un moule à muffins en pommes de terre, en lardons, en gruyère et en sauce tomate…
…Un prépubère et sa grand-mère crient la négative “Y’a pas wesh” dans un square à Niort.
…Un père de famille demande à son fils de douze ans où sont passés les cents euros sur la cheminée, Esteban les a vapotés…
…Une jeune fille nous propose de se préparer avec elle, la caméra tourne encore quand son dos, sur la pointe des pieds, cherche désespérément un sautoir dans le meuble, elle ne semble pas consciente que son short révèle un pli de sa peau… »
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Ton imagination fait quelque chose de cette serviette en papier qui se froisse autour de tes doigts poisseux, décapant leurs arômes saumon, concombre, aneth mis en boîte par Daunat pour les points Relay. Un vrai plaisir. Une voix impartiale annonce ton futur bousculement Voie 4.
Tu as failli oublier ton sac à dos sous la chaise.
Le paysage déploie sa palette de lacs, de moutons, de chevaux, de clairs-obscurs au caprice des tunnels. Tu repenses aux crozets du dimanche, à tes parents qui cherchent si peu loin qu’ils n’ont peut-être jamais vu le bout de leur nez. Eux ne jouissent pas.
Lucide sur ta petite famille, ta gueule dessinée à trois traits, tu as toujours pressenti que tu allais devoir remuer des gratte-ciels avec des ombres.
Du mépris pour ton père, ça tu en as, ce croupier au Royal Évian qui surveille les compteurs de cartes, les voleurs de jetons. Ton père qui avale des dizaines de milliers d’euros chaque jour, qui aspire des projets de vie, qui aspire des paquets de bonheur, qui aspire des familles tout entières pour aller les vomir aux pieds d’un géant.
Un salaud qui sur les tapis verts depuis vingt ans, ausculte le ballet de mains aux doigts-insectes, excités par l’insecticide. En une carte, la mort. Et tous ces tics nerveux, ces types prêts à rompre, le saut des bagues en tocs, faux argent, faux or, tapis ! et toutes ces montres qui trottent et pourquoi ont-elles besoin d’être si précises ? Audemars, Jaeger, Nardin, Mille, Constant, Philippe ! Messieurs ! Le temps doit bien vous inquiéter pour le subir au millième de seconde ? Messieurs ! Est-ce pour éviter qu’il ne vous échappe, ce temps, que vous l’annihiler dans de petites cages en verre ?
Quoi qu’il en soit, ces montres seront dévorées, car, l’argent mange le temps, dévorées les montres, par l’as de cœur, par la bille hystérique, par le sept de trèfle, le valet.
Le valet, c’est toi, l’été.
Le casino, par souci de clarté, a préféré dire voiturier. Sous la supervision de ton père sorti fumer sa Dunhill, tu récupères des écuries entières, des moteurs fous qui crachent leurs poumons. Tu ne jouis pas pour autant.
L’Application écrase tes rêves en les couvrant d’une nouvelle carte. Ils forment une masse muette. Un bloc immobile. Ton moteur a ralenti jusqu’au point mort. Tu as plongé dans le défilement du monde.
Ton père glisse une carte sur le tapis. Une nouvelle donne, de l’air, une île pour ses joueurs.
Tu es comme eux, tu poursuis un but sourd. Les joueurs savent bien qu’à la longue personne ne gagne. Mais toi, tu ne joues pas.
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« …Un pitbull terrier enfile un bandeau, se fait limer les ongles, savonner la truffe et masser le dos...