Ah l’amour… Quelle folie, quand il vacille mais ne s’effondre pas ! Quand il s’use, se cabosse, tente des détours avant de revenir sur ses pas. Que reste-t-il du désir quand les corps ont trop vécu ? Et que vaut une promesse éternelle quand la maladie s’invite ? Regain est l’histoire d’un couple qui danse sur le fil du temps, entre derniers rebonds et ultimes renoncements, entre les restes d’un feu et l’ombre qui approche. Un feuilleton mordant, écrit par Lucas Dusserre.
Roxanne dormait dans la chambre de Laurine. Le matin, après le départ de Séverine, elle rejoignait Christian dans son lit, avant qu’il aille bosser. Pendant la journée, elle cherchait des billets d’avion sur Internet, car elle rêvait de partir aux États-Unis avec Christian. Sa véritable vie commencerait alors, loin de cette région qu’elle détestait, au milieu du nouveau monde ; elle se voyait déjà, baisant dans des motels en bord de route pour, le lendemain, remonter sur le siège en cuir de la moto, direction l’Arkansas. En début d’après-midi, elle entendait la voiture qui se garait derrière le portail. Après qu’elle avait passé la porte, Séverine la questionnait sur ses recherches en s’affligeant avec elle, que ce soit aussi difficile, à notre époque, de trouver du boulot.
Les dîners avaient retrouvé une espèce de gaieté : assis côte à côte, les deux amants discutaient en se pinçant les cuisses, tandis que les yeux de Séverine, comme ceux d’un animal, coulissaient de l’un à l’autre ; ne parlant pas, elle mangeait beaucoup. À la fin du repas, Christian et Roxanne prenaient leur dessert sur le canapé, devant un Grand Prix ; Séverine s’enfilait deux Marrons Suisses et débarrassait la table. Au loin, derrière le bruit lancinant des moteurs, derrière les commentaires des spécialistes et ceux, passionnés, de Christian et Roxanne, on pouvait entendre le bruit métallique des couverts qui s’entrechoquaient, dans le bac du lave-vaisselle : Séverine était encombrée des verres, des assiettes, ne savait que faire des plats, les laver à la main ou les mettre dans la machine ; elle actionnait l’eau froide en s’étonnant que l’eau chaude ne vienne pas, et ce bruit de tâtonnement ne s’arrêtait pas. Christian montait le son de la télé, jusqu’à ce que ce grondement de centaines de moteurs emplisse la maison tout entière.
À la fin du Grand Prix, Roxanne allait se coucher dans la chambre de Laurine ; Christian, pour sauver les apparences, rejoignait celle de Michaël.
Seule dans sa chambre, Séverine n’avait plus rien dans la tête, sinon des signalements terrifiés. Cette force hostile, qu’elle sentait organisée contre elle, lui maintenait les yeux ouverts : toute la nuit elle était rigidifiée, comme ces animaux transis dont on voit le pouls, anormalement rapide, qui ont la peau dure et paraissent empaillés dans la terreur ; elle gardait les mâchoires serrées ; des frissons lui parcouraient le dos, et la transpiration humectait les paumes de ses mains. Les appareils auditifs, qu’elle refusait d’enlever, afin de rester alerte, lui blessaient les oreilles. Chaque matin, elle s’étonnait d’avoir mal dormi, car elle avait oublié ses terreurs de la veille. Sans penser à se laver le corps, ni les dents, elle prenait sa voiture en direction du travail.
Dans les couloirs du Renouveau, son corps traînait une odeur sénile de lait caillé ; son haleine était sèche : elle oubliait de boire. Elle confondait les chambres et les patients : il lui était arrivé de quitter l’EHPAD sans enlever sa blouse ou, mieux encore, de repartir dans les vestiaires, quelques minutes après son arrivée, pour se rhabiller en civil, avant de se diriger vers sa voiture. Plus grave, elle avait désormais beaucoup de mal à faire les piqûres, à cause de sa main tremblante, qui fouillait la peau des patients, à la recherche d’une veine, et multipliait les erreurs de médicaments. Ses collègues, qui ne la reconnaissaient plus, osaient enfin se dire la vérité : Séverine était gravement malade. L’une d’entre d’elles, prenant les choses en main, était passée voir Christian au garage, pour le convaincre que sa femme avait Alzheimer. Séverine devait absolument être mise en retraite anticipée.
Les Mallard avaient acheté une moto Repsol. On la voyait depuis quelques semaines garée derrière le portail, à côté d’une Clio II. Les plus curieux des voisins avaient avancé le doigt jusqu’à la sonnette de la porte d’entrée. Christian leur avait ouvert avec le sourire, en avouant la maladie de Séverine, et son alitement. Il leur avait présenté Roxanne, l’auxiliaire de vie, qui venait faire les pans...