Ivre de rage, un homme décide d’agir contre le tourisme de masse qui a envahi son village de Méditerranée. Balle après balle, sur un ton prophétique, il s’attèle au nettoyage des rues et de la plage. Qui sera capable d’arrêter un tel engrenage ? La police ? L’amour ?
Avec Crève Touriste, feuilleton en quatre épisodes, Sébastien Planas livre un texte d’une rare puissance, et interroge cette possibilité de violence qui, en nous, attend la bonne étincelle.
J’attendrai l’été, parce que l’été, ils sont plus nombreux.
Je me lèverai tôt. Je prendrai le temps. J’écouterai peut-être Muse. Ce titre où ils disent call her et chill. Depuis la terrasse je regarderai les rayons apparaître, indifférent à ce qui vient. Certains oiseaux feront leur travail de dispersion des graines, déplaceront quelques grammes de ce monde. Peut-être que comme moi ils auront mal au ventre, dans ma voiture jaune, avec ma haine, avec mon amertume et avec deux armes bas de gamme. Je me rendrai à Cadaques.
Là-bas, je mettrai le sac sur le dos, et je sentirai la froideur du métal à travers le tissu, contre mes omoplates. Le long de la rue principale, les commerces proposeront les mêmes goodies, les mêmes t-shirts, les mêmes bouées énormes. Il y aura des Mickey et des personnages de manga. Un bus immatriculé en Allemagne garé en double file. Sur les allées des hommes se soulageront contre les arbres et une odeur âcre diffusera alentour. Les congélateurs sur les trottoirs proposeront du sucre froid de toutes les couleurs. Au-dessus, répétitives, les enseignes clignoteront plus fort que le soleil. Des quidams stagneront. Des enfants réclameront. Il y aura des cris et il y aura des larmes. Ce sera les vacances.
Là j’irai à l’office où les billets pour la maison du peintre seront toujours vendus. Je ferai la queue derrière une caisse. Avancée laborieuse, vitre sale à travers laquelle une vieille dame me parlera anglais phonétiquement sans trop savoir ce qu’elle dit. Avec le doigt je pointerai la liste papier. Plein tarif pour la prochaine visite. Quelques pas. Un peu d’attente. Et ça y est. Ce sera à moi. Dès l’entrée, un employé jouera un rôle, avec de fausses moustaches. Il hurlera des phrases rigolotes en plusieurs langues. « C’est moi le célèbre peintre ! Je suis un peu foufou ! Tu me reconnais ? » Il sautera sans grâce dans toutes les directions. Il fera attention aux enfants, et il s’adressera à eux. Pas aux parents. Derrière la perruque et derrière le maquillage, je reconnaîtrai J. Avant il travaillait au collège. Ce collège vendu pour construire des meublés minuscules et similaires.
Dans les pièces suivantes, J. récitera des anecdotes. Le temps que l’artiste passait aux toilettes, l’invention d’une machine à éplucher les carottes… D’autres figurants joueront des rôles : l’ami chanteur célèbre, le président célèbre, l’épouse célèbre. Un des visiteurs à côté de moi prononcera un nom bien fort pour qu’on voie qu’il en sait des choses. On passera vite devant les copies abîmées des tableaux. À la fin, dans la boutique et ses rayons saturés, ils chanteront. En anglais, ça dira que les artistes sont tous dingo, mais ils sont gentils. J. répètera bien fort les derniers mots sans la musique. Les enfants taperont des mains, parce qu’on les y incitera. Certains pleureront. J’accorderai intérieurement que les costumes et les grands gestes étaient impressionnants. Après avoir enlevé sa perruque et dévoilé son visage sombre, J récitera une annonce. On sera pas obligés mais ce serait bien si… Alors il passera autour des visiteurs en tendant son chapeau. Très peu auront de la monnaie. Il dira quand même thank you.
Je retournerai vers la plage. Ce sera presque l’heure.
Sur le sable, partout, des transats alignés, loués au quart d’heure. Une femme allongée considèrera la liste des boissons. Je peinerai à donner un âge à son corps amaigri, et à son visage rehaussé. Ses pupilles feront des mouvements vers les prix. Elle rendra la carte. Non merci. Elle prendra une attitude nonchalante, le bras en avant, et elle cherchera l’angle avec son reflet dans l’appareil face à elle. La photo partira vite à ses abonnés.
Je ferai quelques pas devant un banc en bois flotté. Trois planches usées et deux demi-troncs. Sur le site on garantira que le bois aura bien trempé dans la mer juste en face. Authentique sera répété dans plusieurs langues celtiques. Il y aura des photos de nombreux troncs dans l’eau suspendus à des câbles. Sur d’autres photos on verra des ouvriers les remonter et graver dessus Souvenir et le nom du village. Je regarderai l’heure. Je ne voudrai pas être en retard au petit train.
La station de départ sera encore sur la place. Devant l’estrade il y aura des spectacles. Je m’approcherai. Une mascotte, c’est-à-dire un être humain déguisé en anchois, fera quelques pas de danse pour agrémenter l’attente des passagers, dont je m’apprêterai à faire partie. Derrière son masque en peluche, je croiserai son regard triste. Il m’évitera. Il m’aura reconnu, T., à cause des heures et des heures qu’on aura passées ensemble, hors saison, à refaire le monde à coups de bières. Je sentirai sa détresse, comme un appel. Je ne pourrai pas lui dire que bientôt son calvaire sera fini. Il dansera déjà plus loin.
Je regarderai la dernière navette livrer des paquets de touristes venus de l’autre village, celui avec un grand port. Sur le quai aménagé, des employés en uniforme aideront les personnes âgées et les obèses. Dans trois minutes, le ferry repartira, en sonnant de sa corne triste et déjà lointaine.
Le petit train arrivera avec son gyrophare lent et son klaxon cucaracha. Les touristes seront enthousiastes. Plusieurs me parleront comme si on se connaissait. Ils me diront que ça vaut vraiment le coup, ce train, parce que, et ils répéteront le mot plusieurs fois, c’est vraiment typique. Certains me feront des clins d’œil avec le pouce levé. J’aurai envie de leur cracher à la gueule.
Je m’assiérai sur une des banquettes, et poserai les deux sacs au sol, à côté d’un couple âgé. La femme aux grosses lunettes dira à son mari de faire attention à sa couche d’aisance, avec les mouvements une fuite est toujours possible. Je n’aurai pas de suite vu le caniche délavé qu’elle tiendra entre ses bras. Je le caresserai cet animal mauvais, malgré ma crainte. Il se prêtera d’abord au geste, puis, se méfiera, avant d’émettre un grognement. La vieille le rassurera en l’embrassant sur son duvet grisâtre et sale. Elle ne m’aura pas adressé un mot.
Le chauffeur passera pour les tickets. Je reconnaîtrai L. Ancien agriculteur, il aura vendu ses vignes pour de la promotion immobilière. Je jetterai malgré moi un regard vers les hauteurs tout autour du village, et je serai rassuré des montagnes protectrices. Elles seront mes alliées.
Je sentirai le calme en moi et je continuerai d’observer. Là bas, c’étaient ses vignes à L. Je le répéterai au vieux pisseux en le regardant bien droit. Avec un geste il fera ah! Je lui sourirai. Je pourrais lui dire : bientôt tu vas crever, bientôt je vais vous défoncer, toi et ta femme, et ton chien pourri, et là tu vois là c’étaient les vignes de L., et ses vignes, sale touriste, c’était sa vie, et il aimait s’en occuper de ses vignes, quel que soit le temps, taper dans la terre, couper les sarments, sous le soleil et dans le vent. Mais on lui a offert tellement d’argent, tu me comprends petit vieux, que ses enfants ont insisté, et il a finalement accepté, parce qu’il les aime ses enfants, et de toute façon aucun n’aurait voulu les reprendre, ses vignes, alors l’argent c’était mieux. T’en as des enfants toi, je lui demanderai, mais je terminerai sans attendre en disant qu’il le leur a donné l’argent, L. Tout. Net d’impôts, parce qu’il n’était pas encore mort. Ils l’ont embrassé bien fort, et ça je l’ai vu, quand ils sont venus de plusieurs villes assez loin pour signer les papiers. Puis ils ne sont plus revenus, les enfants. Et après, il était tellement déprimé par sa vie qui n’avait plus de sens, par son univers où il n’y avait plus de vignes, que les autres d’ici ont eu pitié de lui. Alors la mairie l’a employé avec son tracteur pour faire ce petit train, dont il a fabriqué lui-même les wagons, tellement c’est une bête de travail, et un génie avec ses mains, tu me crois petit vieux, parce que s’il travaille pas L, il devient fou. Oui le wagon sur lequel tu as mis ton gros cul, et celui de ta femme, avec ton chien débile, je lui dirai avec des hochements de la tête, c’est lui qui l’a fabriqué.
Non, en vérité, je ne dirai rien. Je laisserai la bile monter.