Un enfant de huit ans est obsédé par la mort. Il voudrait en éprouver toutes les sensations, puis revenir parmi les vivants. Un jour, il s’essaie à l’auto-asphyxie pour approcher ce point de bascule où la conscience vacille. Entre suffocation et extase, il pousse l’expérience jusqu’à ses ultimes limites. Un récit de Victor Dumiot, qui interroge le mystère de cette extinction, peut-être la plus terrifiante, celle de notre propre vie.

 J’ai huit ans, et la mort seule m’obsède.

C’est l’idée de mourir, exactement, qui remue en permanence. Y penser, ouvre le vertige : mes chevilles roulent, je suis aspiré, je plonge hors de l’axe. Quand, un jour, j’ai demandé à mon père, il affirme qu’il n’y a rien. Ni voyage de l’âme, ni repos du ciel. Rien. Même sous terre, le corps grouille juste d’asticots, tandis que les autres pleurent, puis oublient. Dieu n’a jamais existé. Il n’y a pas d’après, pas d’avant, aucune réincarnation.

Rien, signifie : la fin, c’est la fin.

Je ne peux pas y croire, vivre sans savoir si, d’un simple claquement de doigts, tout est susceptible de s’arrêter. Que mon esprit vif et ma conscience enveloppante puissent cesser sur le champ tout activité. Comment ceux qui me dépassent de plusieurs ont-ils fait un cas de ce vénéneux néant ? Est-ce qu’ils font tous semblant ? Contournent-ils la question ? Ou bien, à force de vieillir, ont-ils secrètement obtenu la réponse ? Sont-ils des ignorants, des aveugles, des lâches, ou juste des imbéciles ?

Un soir, j’ai levé mes yeux au bord de la baie jusqu’à saisir le ciel plein d’étoiles (impossible). Un tas de champignons qui clignotent. Cette fois, mon père a dit que nous ne sommes rien, et je me suis évanoui.

Toute mon enfance, je la passe à travailler la mort pour arracher quelque connaissance.

            Prendre un temps d’avance.

Je la vois partout. Des passants se transforment en un assemblage complexe d’os aux articulations qui grincent. Les hommes ne sont que des mâchoires nues, des orbites vides, des ventres ouverts, des genoux dévissés. Il faudrait que je tue quelqu’un, un animal, un cousin, avant de le ramener vite à la vie. « Alors, c’était comment ? » Il faudrait que je me penche sur les yeux d’une victime, m’en servant des lunettes, rétines devenues écran, pour assister au basculement. Certains tueurs en série le font, j’ai lu. Ils en jouissent même.

            La mort m’apparaît comme le ciel infini, couvert de pourriture.

Il existe un domaine caché – j’en suis convaincu. Je l’appelle : le vide. J’imagine une grande toile noire flottante, un magma aux reflets bleutés. Une mer. Autour, le néant écrase toute perspective. Pas d’horizon. Pas de pôle. Pas de direction. Juste le silence. À l’école, quand mes camarades me battent ou me jettent le visage dans la boue pour m’étouffer. Quand ils me font avaler leur pisse ou autre chose, je pense encore à la mort. Je la cultive dans mon cœur.

            Cessation. Expiration. Voilà le chemin.

Les bus qui foncent droit sur la route me paraissent être des portes : un pas en avant, et j’arrive. Même chose pour les trains.

Alors, quand je rentre des cours, je verrouille ma chambre-grenier à clé. En dessous, mes parents dorment, se disputent, ou regardent un film, tandis que moi, j’expérimente.

L’apnée me mènera dans le voisinage du Grand Rien.

Comme je n’arrive pas à retenir trop longtemps mon souffle, j’utilise mes doigts pour serrer le cou. Je presse là, sur la région bizarre, au niveau de la glotte, du cartilage et des bandes de muscle. Pas très efficace. Alors, j’enroule une corde, que j’attache à la poignée de ma porte, et je tire fort. Pendu. Je m’entends gémir, la bave s’échappe entre mes lèvres. J’utilise la cravate de mon père, puis un sac plastique Leclerc dont les bords sont scotchés sur ma peau. Je compte le passage des secondes, l’écoulement du sable. Suspension de l’activité. Plus de respiration. Mes membres résistent, se débattent, mon corps entier se tord, et le contenu de mon ventre remonte en boule de feu que je dois cracher par la bouche. Je passe du rouge au violet, me faufile sur le front jusqu’à voir sur la peau des paupières des lumières chaudes qui scintillent. Traversé par des spasmes et des tremblements, j’invoque la mort. Souffle néant. Souffle néant. Souffle néant ! Mes joues sont pleines de sang. Mon cœur s’échauffe. Mes poumons vides supplient pour un souffle, larmes grosses qui tombent. Je sens, j’approche, tremblant de ce que mon œil, jeté de l’autre côté du mur, pourrait saisir. Si mes parents me surprenaient, maintenant, s’ils me trouvaient là, ils croiraient que je cherche bêtement à me suicider. Ce n’est pourtant qu’une simple expérience : je dois connaître de la mort ses sensations. 

            J’approche, un peu plus encore. Ma tête tourne, mais je tiens bon.

            Je crois à la possibilité du vide. À la détente.

            Je dois savoir. Frisson : ce que c’est de n’être plus.

            Les minutes fusent dans un terrible compte à rebours.

            Je suis une fusée dont la carlingue se désintègre.

Je repousse mon vouloir-respirer. Je repousse mon vouloir-bouche-ouverte. Mon vouloir sac-déchiré, corde-desserrée. Toutes les procédures.

Je suis proche, ça y est, je vois. Quelque chose s’illumine. Irradie.

Je m’effondre dans l’instant, jusqu’à ce que la vie me ramène.

J’accumule les visions, je finirai par abandonner.

Il faut que je respire, que je souffle.

Aujourd’hui, je serre encore, et d’autres mains m’accompagnent.

Nous jouissons de ce risque, sans risquer totalement de s’éteindre.

  • Image d’illustration : Mysterious skin, Greg Araki.