Certains rendez-vous n’ont, en apparence, rien de galants, surtout quand ils ont lieu au niveau du terminus de la ligne 13 où l’on dîne debout contre une voiture. Il suffit pourtant de rajouter un kebab et tout bascule : chaque bouchée devient une expérience sensorielle unique. Un texte sensuel et piquant signé Stéphanie Vovor.
Pas le petit restaurant à la devanture kitsch et aux longues nappes jaune pastel, pas le petit bouquet de fleurs disposé au centre de la table dans une touchante tentative géométrique, pas la bougie saveur cannelle apportée sur les coups de vingt heures pour délasser l’atmosphère, rien que le terminus de la ligne 13 avec la grue et le passage piéton.
C’était le lieu de rendez-vous choisi par Lazar pour notre rencard et il s’agissait bien de dîner debout, face à la route.
Sur le parking en face de la station, près d’une vieille Renault 21 grise, il m’a expliqué que c’était celle du père de son pote Stoz et qu’on pouvait s’adosser dessus si on le voulait. Mes talons s’enfonçaient dans le sol poudreux. A côté de mon pied droit, un Tampax avec lequel jouait un insecte que je ne parvenais pas à identifier. Les travaux, derrière nous, d’où retentissait le bruit d’une perceuse, servaient de musique d’ambiance.
Lazar m’a regardée de bas en haut :
— Tu t’es sapée.
— Ouais.
Il s’est raclé la gorge et a craché par terre. Depuis quelques temps, il ne se retenait plus en ma présence.
— T’as froid ?
— Ça va.
L’idée d’être en rencard nous rendait gauches et timides. L’un près de l’autre sans trop bouger, s’observant à la dérobée, ça faisait un peu rendez-vous d’espions pendant la guerre froide.
— J’ai pris à graille.
Il a sorti de son sac deux grecs et une bouteille en plastique contenant ce que je devinais être du vin blanc.
— Steak ou kebab ? Y a des sauces là.
On pourrait, comme ça, sans trop y regarder, s’imaginer que ça craignait carrément comme plan, mais il se trouve que le grec, c’est mon plat préféré de tous les temps. Nass raconte que la viande utilisée est une immonde mixture composée de graisse et de boyaux pourris à la provenance problématique, mais moi, je trouve ça foutrement succulent. Je crois qu’on sous-estime clairement le potentiel du kebab dans la société. Ce n’est pas seulement une histoire de nutriments la bouffe, c’est aussi affaire de sensations. L’autre jour, Mickael du boulot me racontait qu’il voulait partir dans un pays lointain essayer le trekking pour « ressentir des trucs ». Ça m’a bien fait rigoler. Il est comme ce type qu’on a étudié en français quand j’étais en seconde, Le Bourgeois gentilhomme, monsieur Jourdain qu’il s’appelait, il demandait sa robe de chambre pour mieux entendre la musique, complètement à côté de la plaque le boug.
Manger un kebab face à la sortie de la ligne 13, c’est vadrouiller sur place.
Bien sûr, il ne faut pas le manger n’importe comment. D’abord, mordiller. Juste le pain. Un centimètre et demi, pas davantage. Le secret, c’est de ne pas aller trop vite. Savoir se faire languir. S’inventer des haltes.
J’ai planté délicatement les incisives. La matière s’est déchirée sous leur contact. Je les ai enfoncées plus avant. Le morceau s’est entièrement détaché. Lentement, je l’ai fait aller sur les dents du fond. La texture consistante du pain pita sous ma langue avait un goût de récréation. J’ai mâché, fermement, en inspirant fort pour m’imprégner de l’odeur de viande qui se répandait dans l’atmosphère.
Sentir monter l’envie de la goûter. La frustration de ne pas l’avoir en bouche.
Mon ventre s’est éveillé. Impatient, dans l’attente, il trépignait de l’intérieur. Un kebab pour lui c’est trop volumineux, mais trop, c’est très précisément le concept du kebab. Mon ventre le veut parce qu’il est lourd, consistant, parce qu’il va l’envahir complètement sans lui demander son avis. C’est un tyran le kebab, il ne laisse pas de place à l’autre. Après, je le sais, ce sera mort de chez mort, je ne pourrais pas m’enfiler de gâteau ni même une glace : le kebab, c’est un genre d’absolutisme culinaire on pourrait dire. Mon ventre en a conscience. Et c’est ça qu’il réclame. Être rempli. Repu. Apaisé.
Ma lèvre inférieure a frémi sous ma langue lorsque je l’ai léchée, recueillant les traces d’amertume d’huile d’olive et l’effet poudreux de la farine. Ma bouche ouverte, s’est attardée, avide.
Patienter davantage. Faire monter l’appétit. Sentir la salive affluer contre ses dents. Puis, nouvelle bouchée. Du pain toujours, avec un peu de salade et de tomate. La salade s’est plissée sur ma langue, l’eau contenue dans la tomate avait mouillé le pain, le rendant moelleux dans ma bouche. Tout s’est fondu dans tout et réciproquement.
L’envie de viande me montait à la tête, tandis que la chaleur du papier aluminium engourdissait le bout de mes doigts. Lazar me dit toujours de ne pas ôter le sac plastique pour que ça brûle moins, pourtant, je crois, je préfère quand ça fait un peu mal.
Encore une bouchée. Une autre. Encore.
C’était l’endroit où la viande se découvrait mais j’ai contourné par la droite et croqué dans les frites. Comment ça pique et comment c’est doux, pas subtil mais suave, comment ça fait vriller la tête, comment ça comble en dedans. C’était si délicieux que j’en ai bavé, incontinente. Une frénésie s’est emparée de mon palais, et c’est dans une délivrance que j’ai attaqué, enfin, la viande : je mordais, je mâchais, j’avalais, trop vite j’avalais, la chair musquée se détachait sur mes dents, je mordais, c’était succulent, je mâchais, des crampes de plaisir tordaient mon ventre, j’avalais, je mordais, je mâchais, j’avalais, les sauces ont fusé et inondé ma langue de douces fulgurances, j’ai glissé, me suis perdue et la délectation a débordé dans ma bouche.
Du jus a coulé sur mon menton, je ne l’ai pas essuyé.
Lazar est chouette, il s’en fout quand j’ai l’air cradingue, je lui ai souri avec des restes de viande en haut d’une molaire, il s’est marré.
Il s’est approché, a soufflé sur mon visage pour faire sécher les gouttes qui perlaient sur mon front.
En effet, j’étais en sueur.
Crédit photo : Alice Moitié
Le recueil de Stéphanie Vovor, Frénésies sur Zone Critique :