Ce mercredi, deux documentaires sondent la crise traversée par des États-Unis bien désunis. Avec 17 Blocks, Davy Rothbart nous emmène caméra au poing chez la famille Sanford, dans un Washington gangrené par la criminalité. Dans The Last Hillbilly, Diane-Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe plantent leur caméra au sein du clan des Ritchie, qui se partagent quelques maisons pauvres et beaucoup de désillusions dans les hauteurs bleutées du Kentucky. Les uns sont noirs, les autres blancs ; les uns tâchent de survivre au ras du bitume, les autres regardent passer le temps au sommet des Appalaches. Au gré des territoires, on s’émeut de cette mosaïque de marginalités enclavées et paradoxalement jumelées.
L’enclavement de la disgrâce
L’âge d’or est fini. Encore faut-il savoir s’il a vraiment existé. Cheryl Sanford, mère de famille noire toxicomane et précaire, vient de parents fonctionnaires qui rêvaient pour elle d’une ascension réelle. Brian Ritchie, héros de The Last Hillbilly ne cesse de languir après le souvenir disparu et largement fantasmé d’une indépendance montagnarde mise à mal par l’industrialisation minière. Il est un hillbillly : un plouc de la montagne, un vrai. Un de ceux-là qui ont voté Trump, qui sont racistes, qui vivent dans le regret du Sud confédéré. Haro sur les white trash en général, et sur les hillbillies en particulier ! Brian rejette ce terme irritant, qui l’absorbe et le noie dans la caricature, en même temps qu’il le revendique comme le témoin langagier d’une culture en voie d’extinction. Le cauchemar d’un déclassement subi et impossible à rejeter, la conscience d’une précarité institutionnalisée hantent les deux films.Davy Rothbart englobe plus de quinze ans d’existence des membres de la famille Sanford, de 1999 à 2016, et en délimite trois grandes strates. Chacune est (à sa manière) centrée sur le jeune Emmanuel, l’enfant sage qui, lui, va à l’école, qui, lui, ne se drogue pas, qui, lui, sera sapeur-pompier, et sur qui reposent tous les espoirs d’une sortie hors de la disgrâce sociale. Sa famille subit en effet l’absence de toute protection étatique dans un quartier ultra-violent de Washington, pourtant situé à seulement « 17 blocks » du Capitole. De ces bâtiments immaculés qui symbolisent l’utopie américaine, on ne verra rien : nous sommes enfermés avec les Sanford dans un paysage de brique et de béton d’où toute monumentalité est exclue, d’où toute perspective est réfutée.
The Last Hillbilly semble offrir une ouverture mais c’est pour mieux la nier. Certes, la caméra accompagne Brian Ritchie dans un territoire encore plus grand que sa souffrance : les montagnes des Appalaches. Elles symbolisent en réalité l’enclavement langagier, culturel et social des hillbillies : comme lorsque cette adolescente blonde et butée décide qu’elle ne sera jamais à sa place en ville puisque personne n’y comprendra son accent. Brian, poète et spectateur du déclin achevé de sa région avance au crépuscule, minuscule silhouette en détresse dans une étendue que le format 4/3 accompagne. Il existe une mélancolie propre à l’échelle du territoire américain. Chez les Ritchie, on ressent un ennui profond qui sort surtout de la bouche des enfants : « La seule chose à faire ici, c’est dormir et marcher ». La marginalité s’exprime en somme aussi bien au cœur des Appalaches qu’à Washington DC.
Proximité et distance
Davy Rothbart prête sa caméra aux Sanford, pour qu’ils enregistrent au plus près les pulsations du quotidien. Les images qu’il glane et monte à partir d’une masse de rushes ne se préoccupent guère de perfection plastique. Il s’agit avant tout de partager les espoirs de la famille, ses pleurs et surtout le deuil d’un de ses membres, dont la disparition constitue le cœur du film. L’adhésion du spectateur se fait sans lutte, sans heurt : les Sanford, qui ont participé à l’écriture du documentaire et suivi de très près le projet, deviennent nos voisins. Et tant pis si nous ne connaissons pas les quartiers noirs de Washington. Nous comprenons instantanément la difficulté d’y survivre. Les appartements glauques, la peur, les coups de feu, et la drogue, beaucoup de drogue, partout la drogue, qui se transmet de Cheryl à son fils Smurf, cet adolescent tout juste pubère et déjà dealer en 1999 qui, à 30 ans passés en 2016, tâchera de s’en sortir, comme on dit. Qu’importe que la caméra amateur de 1999 crée une image assez pauvre, qu’importe que le cadre fluctue parfois : tel plan qui montre Cheryl droguée sur le lit, tel autre qui filme sa fille Denice éponger le sang d’un proche assassiné diraient-ils quelque chose de plus s’ils étaient parfaitement léchés ? L’émotion est là, et en sortant de ce documentaire bouleversant qui condense dix-sept ans de vie en 1h38 on peut se dire que c’est le principal.
Rien de tel dans The Last Hillbilly. Le parti pris est celui d’une distance vis-à-vis de l’événementiel, au profit d’une évocation plus poétique que factuelle de la détresse d’une classe sociale méprisée, qui se méprise aussi à moitié elle-même. Les réalisateurs assument un traitement très implicite et elliptique des informations, privilégient des réseaux métaphoriques appuyés (la litanie des charognes qui émaille le film) et la beauté formelle d’un paysage crépusculaire sublimé par l’étalonnage et le cadrage. Cette suspension assumée du sens crée la poésie, mais l’émotion du spectateur en pâtit parfois. Il n’est pas évident de comprendre quelle est la spécificité des hillbillies par rapport à d’autres Blancs pauvres de l’Amérique rurale. Le choix est fait de minorer la part des entretiens, ce qui frustre le désir de s’investir auprès de personnages qu’on aimerait entendre davantage.
Au fond, 17 Blocks et The Last Hillbilly posent la question de ce que l’on attend d’un documentaire. D’un côté, on se plonge dans un mélodrame immersif en mouvement, proche d’un dispositif de télé-réalité, qui pourrait nous prendre au piège des images, nous emmener vers un investissement émotionnel trop puissant pour n’être pas louche. Keeping Up with the Kardashians, version précarité ? De l’autre, on observe la cartographie mystérieuse et sobre d’un territoire en déclin, qu’il n’est pas toujours évident d’habiter mais qui hante par son pouvoir fantasmatique.
L’enfance nue.
L’espoir contradictoire porté par l’enfance : voilà ce qui, dans les deux films, fait mouche
L’espoir contradictoire porté par l’enfance : voilà ce qui, dans les deux films, fait mouche. Le passage d’une génération à l’autre suit un chemin tortueux, dont la lumière s’absente souvent. Car les enfants incarnent la possibilité d’une ascension aussi bien que le maintien de la spirale de la précarité. Ils ont 9, 13 ou 15 ans et leur chemin semble tracé. Pourtant, 17 Blocks laisse un souvenir lumineux. À mesure que le temps passe, que les enfants de 1999 vieillissent, deviennent parents eux aussi, et que les caméscopes du début du XXIe siècle s’emparent peu à peu de la haute définition, la qualité de l’image se bonifie : à la fin du film, elle salue la réconciliation d’une famille avec elle-même, alors que d’autres enfants sont nés. Ceux de The Last Hillbilly incarnent quant à eux une réconfortante insouciance vis-à-vis des préceptes décadentistes de Brian. Ils constituent par leurs doutes, leurs certitudes, leurs angoisses ou leur simple présence le fil rouge implicite du documentaire. Lors d’un feu de joie nocturne, qui compte parmi les scènes les plus réussies du film, l’adulte s’acharne à leur expliquer le déclin de son monde ; face à lui, l’indifférence naïve du groupe d’enfants oppose une fin de non-recevoir. Et, dans les dernières minutes, un petit garçon et une adolescente parviennent enfin à briser la litanie des charognes qui rythmait jusqu’ici le montage. Cette fois, le poisson mort qu’ils trouvent ne sert pas de symbole au déclin, mais devient le prétexte d’un simulacre d’enterrement aussi rondement mené que les obsèques de la poupée dans Les Malheurs de Sophie. « Edward, mort de causes naturelles, était un bon poisson ». Par le jeu, les enfants annulent temporairement la logique de la déchéance qui semblait les dominer. Pourront-ils un jour lui tourner entièrement le dos ? Telle est la question.
- 17 Blocks, un documentaire de Davy Rorthbart et The Last Hillbilly, un documentaire de Thomas Jenkoe et Diane Sara Bouzgarrou, en salles le 9 juin 2021.