

Les rouages de ce systĂšme totalitaire sont soigneusement dĂ©crits par Boualem Sansal. La vie des habitants est ordonnĂ©e par la religion : neuf priĂšres par jour, pĂšlerinages Ă©reintants (souvent mortels), obligation de se soumettre rĂ©guliĂšrement Ă des « Inspections » morales. Les abistanais sont surveillĂ©s â mĂȘme leurs pensĂ©es secrĂštes peuvent ĂȘtre interceptĂ©es par dâĂ©nigmatiques crĂ©atures â et se surveillent entre eux. Toute leur existence est orientĂ©e vers lâespoir de trouver la paix aprĂšs la mort, comme en tĂ©moigne ce surprenant cri de guerre adoptĂ© par les soldats de lâarmĂ©e abistanaise : « Allons mourir pour vivre heureux. »
Lâeffrayante peinture dâun monde dominĂ© par le radicalisme religieux
En Abistan, il existe un « ministĂšre de la Vertu et du PĂ©ché », et chaque membre de la population doit porter sur lui un « carnet vert barrĂ© de mauve appelĂ© livret de la Valeur, le Liva », vĂ©ritable « piĂšce dâidentitĂ© morale ». Lâunivers dĂ©peint par Boualem Sansal est donc celui dâune vie envahie par la religion, mais aussi par toutes sortes de violences, infligĂ©es au nom de Yölah. Lâauteur parvient Ă plonger son lecteur dans une atmosphĂšre effrayante.
Le personnage dâAti, support de lâidentification romanesque
Au cĆur du rĂ©cit se trouve le personnage dâAti (notons quâune lettre seulement distingue son prĂ©nom de celui du « DĂ©lĂ©gué » tout-puissant). AprĂšs avoir passĂ© une annĂ©e dans un sanatorium perchĂ© dans les montagnes, Ati effectue un trĂšs long voyage pour revenir dans la capitale de lâAbistan. Ce pĂ©riple prend la forme dâune longue traversĂ©e du dĂ©sert, Ă travers le regard du personnage nous percevons toute la dĂ©solation des terres de lâAbistan. Aux tourments de cet homme rĂ©pondent les paysages brumeux et incertains. Ati en effet nâest plus le mĂȘme, il a vu sa foi sâeffondrer, et les questions se multiplier dans son esprit : « Mais assez de cela, les hypothĂšses, les jeux dâesprit, il les a repassĂ©s mille fois dans sa tĂȘte, sans quâil en sorte rien, sinon des peurs et des migraines. Et des colĂšres et des insomnies. Et des hontes et des regrets lancinants. » Ce personnage submergĂ© par le doute participe de la mise en Ă©vidence de lâabsurditĂ© de ce rĂ©gime totalitaire. Ati est embarquĂ© dans une quĂȘte aux contours flous, dont le lecteur suit avec intĂ©rĂȘt les multiples rebondissements. Ă lâissue du rĂ©cit, il disparaĂźt, vers la « FrontiĂšre » â dont lâexistence est frappĂ©e dâincertitude â avec peut-ĂȘtre, Ă la clĂ©, lâespoir de dĂ©buter une nouvelle vie dans un monde meilleur.
2084 ou les pouvoirs du langage
Comme dans 1984, la rĂ©flexion sur le langage occupe une place importante dans le roman de Boualem Sansal. Lâauteur insiste sur les forces de dissimulation, dâenfermement, mais aussi, peut-ĂȘtre, de libĂ©ration que les mots et leur emploi recĂšlent.
Les liens entre le langage et lâanĂ©antissement de la pensĂ©e sont Ă©voquĂ©s, comme le souligne cette « rĂ©vĂ©lation » vĂ©cue par Ati : « la langue sacrĂ©e Ă©tait de nature Ă©lectrochimique, avec sans doute une composante nuclĂ©aire. Elle ne parlait pas Ă lâesprit, elle le dĂ©sintĂ©grait et de ce quâil restait (un prĂ©cipitĂ© visqueux) elle faisait de bons croyants amorphes [âŠ] ». Le langage apparaĂźt ici dans toute sa puissance destructrice.
En Abistan, une sĂ©vĂšre censure pĂšse sur le vocabulaire du passĂ©. Des mots sont effacĂ©s, interdits : « Depuis la formation de lâAbistan, les noms de lieux, de gens et de choses des Ă©poques antĂ©rieures ont Ă©tĂ© bannis. »
Enfin, la parole divine est toute-puissante, vectrice dâune vĂ©ritĂ© unique et indiscutable. Câest ce que montre cette notation dâallure tautologique, Ă la fois plaisante et terrifante : « Yölah est lâimmuabilitĂ© mĂȘme. âCe qui est Ă©crit est Ă©critâ, Ă©tait-il Ă©crit dans le livre dâAbi, son DĂ©lĂ©guĂ©. »
LâĂ©crivain met en lumiĂšre la folie de ce langage totalitaire, qui efface les contraires et rend logique lâabsurditĂ© : « La mort câest la vie », « Le mensonge câest la vĂ©rité », « La logique câest lâabsurde » sont autant de prĂ©ceptes sur lesquels se fonde le systĂšme de lâAbistan.
LâĂ©crivain met en lumiĂšre la folie dâun langage totalitaire
Ă lâinverse, lâauteur semble louer, Ă demi-mot, la multiplicitĂ© des langues, qui permet un agrandissement du point de vue et favorise la rĂ©flexion. Cette idĂ©e se prĂ©sente Ă nous si lâon inverse cette affirmation concernant « lâHonorable Ara, linguiste Ă©minent et fĂ©roce adversaire du multilinguisme, source de relativisme et dâimpiĂ©tĂ©. »
Boualem Sansal nous présente donc le langage dans toute son ambivalence, entre forces obscures et lumiÚres des mots.
« Quelles conlusions offrait-il au lecteur ? » : cette question posĂ©e Ă propos dâun document Ă©crit, rapport controversĂ© rĂ©digĂ© par un archĂ©ologue du rĂ©gime, illustre parfaitement la perplexitĂ© que le lecteur peut ressentir face Ă ce roman. La savante construction romanesque fait de 2084 une rĂ©ussite littĂ©raire. Nous sommes invitĂ©s Ă cheminer aux cotĂ©s dâAti, sur les terres brumeuses de lâAbistan. Ce rĂ©cit, dont le caractĂšre purement fictif est rappelĂ© dans lâ« Avertissement » qui le prĂ©cĂšde, ne manque pas cependant de soulever des interrogations sur le rapport entre la fiction et la rĂ©alitĂ©. Depuis le « ce nâest quâun roman » de Choderlos de Laclos (« Avertissement de lâEditeur » des Liaisons Dangereuses), on ne peut que sourire de cette insistance dĂ©libĂ©rĂ©ment feinte sur lâinvention.
Dans 2084, Boualem Sansal se plaĂźt Ă effrayer son lecteur, et il sâagit bien lĂ de lâune des caractĂ©ristiques de la contre-utopie. Toutefois, des rĂ©serves peuvent ĂȘtre Ă©mises. Cet appel Ă la peur ne risque-t-il pas dâalimenter le discours des partisans du rejet de lâautre, dont les voix, nous le savons, se font entendre davantage chaque jour, et trouvent un Ă©cho non nĂ©gligeable dans les populations europĂ©ennes ? En un mot, jouer sur la peur du radicalisme religieux pourrait contribuer Ă entretenir un processus dâexclusion mentale qui est dĂ©jĂ Ă lâoeuvre.
Il convient nĂ©anmoins de saluer les pouvoirs que lâĂ©crivain semble attribuer au langage, ainsi que lâinvitation Ă la libre-pensĂ©e qui Ă©mane de ce roman. « Chaque roman dit au lecteur : âles choses sont plus compliquĂ©es que tu ne le penses.â  : 2084 pourrait comporter cet « esprit de complexité » dont parle Milan Kundera dans LâArt du roman.
- 2084, La fin du monde, Boualem Sansal,Gallimard, 288 pages, 19,50 euros.
C.G.

















