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Le dernier roman de l’écrivain algĂ©rien Boualem Sansal, publiĂ© chez Gallimard, s’intitule 2084. La fin du monde. Ce texte phare de la rentrĂ©e littĂ©raire fait partie de la premiĂšre sĂ©lection du Prix Goncourt 2015. La rĂ©fĂ©rence orwellienne, explicite dĂšs le titre, convoquĂ©e Ă  plusieurs reprises au cours du roman, est Ă©galement insĂ©rĂ©e dans l’« Avertissement » qui prĂ©cĂšde ce rĂ©cit. Avec ce roman qui s’apparente Ă  une dystopie, l’écrivain nous place face Ă  la peinture d’un monde dominĂ© par le radicalisme religieux. Au cƓur de l’intrigue se trouve le personnage d’Ati, figure du douteur, qui est le support de l’identification romanesque. À travers la description terrifiante de ce monde sans espoir, Boualem Sansal semble Ă©mettre une rĂ©flexion sur le langage.

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Sur le vaste Empire d’Abistan rĂšgne le tout-puissant Abi, dotĂ© d’un don d’ubiquitĂ©. Ce mystĂ©rieux chef du rĂ©gime totalitaire est le reprĂ©sentant sur terre, le « DĂ©lĂ©gué » du Dieu Yölah. « À Yölah nous appartenons, Ă  Abi nous obĂ©issons », tel est l’un des principes qui rĂ©gissent la vie d’un peuple abistanais privĂ© de toutes libertĂ©s. En sa qualitĂ© de reprĂ©sentant de Yölah, Abi possĂšde tous les pouvoirs. Il a lui-mĂȘme peint, « sous l’inspiration de Yölah », son propre portrait, placardĂ© en grand format sur tout le territoire de l’Abistan.

Les rouages de ce systĂšme totalitaire sont soigneusement dĂ©crits par Boualem Sansal. La vie des habitants est ordonnĂ©e par la religion : neuf priĂšres par jour, pĂšlerinages Ă©reintants (souvent mortels), obligation de se soumettre rĂ©guliĂšrement Ă  des « Inspections » morales. Les abistanais sont surveillĂ©s – mĂȘme leurs pensĂ©es secrĂštes peuvent ĂȘtre interceptĂ©es par d’énigmatiques crĂ©atures – et se surveillent entre eux. Toute leur existence est orientĂ©e vers l’espoir de trouver la paix aprĂšs la mort, comme en tĂ©moigne ce surprenant cri de guerre adoptĂ© par les soldats de l’armĂ©e abistanaise : « Allons mourir pour vivre heureux. »

L’effrayante peinture d’un monde dominĂ© par le radicalisme religieux

En Abistan, il existe un « ministĂšre de la Vertu et du PĂ©ché », et chaque membre de la population doit porter sur lui un « carnet vert barrĂ© de mauve appelĂ© livret de la Valeur, le Liva », vĂ©ritable « piĂšce d’identitĂ© morale ». L’univers dĂ©peint par Boualem Sansal est donc celui d’une vie envahie par la religion, mais aussi par toutes sortes de violences, infligĂ©es au nom de Yölah. L’auteur parvient Ă  plonger son lecteur dans une atmosphĂšre effrayante.

Le personnage d’Ati, support de l’identification romanesque

Au cƓur du rĂ©cit se trouve le personnage d’Ati (notons qu’une lettre seulement distingue son prĂ©nom de celui du « DĂ©lĂ©gué » tout-puissant). AprĂšs avoir passĂ© une annĂ©e dans un sanatorium perchĂ© dans les montagnes, Ati effectue un trĂšs long voyage pour revenir dans la capitale de l’Abistan. Ce pĂ©riple prend la forme d’une longue traversĂ©e du dĂ©sert, Ă  travers le regard du personnage nous percevons toute la dĂ©solation des terres de l’Abistan. Aux tourments de cet homme rĂ©pondent les paysages brumeux et incertains. Ati en effet n’est plus le mĂȘme, il a vu sa foi s’effondrer, et les questions se multiplier dans son esprit : « Mais assez de cela, les hypothĂšses, les jeux d’esprit, il les a repassĂ©s mille fois dans sa tĂȘte, sans qu’il en sorte rien, sinon des peurs et des migraines. Et des colĂšres et des insomnies. Et des hontes et des regrets lancinants. » Ce personnage submergĂ© par le doute participe de la mise en Ă©vidence de l’absurditĂ© de ce rĂ©gime totalitaire. Ati est embarquĂ© dans une quĂȘte aux contours flous, dont le lecteur suit avec intĂ©rĂȘt les multiples rebondissements. À l’issue du rĂ©cit, il disparaĂźt, vers la « FrontiĂšre » – dont l’existence est frappĂ©e d’incertitude – avec peut-ĂȘtre, Ă  la clĂ©, l’espoir de dĂ©buter une nouvelle vie dans un monde meilleur.

2084 ou les pouvoirs du langage

Comme dans 1984, la rĂ©flexion sur le langage occupe une place importante dans le roman de Boualem Sansal. L’auteur insiste sur les forces de dissimulation, d’enfermement, mais aussi, peut-ĂȘtre, de libĂ©ration que les mots et leur emploi recĂšlent.

Les liens entre le langage et l’anĂ©antissement de la pensĂ©e sont Ă©voquĂ©s, comme le souligne cette « rĂ©vĂ©lation » vĂ©cue par Ati : « la langue sacrĂ©e Ă©tait de nature Ă©lectrochimique, avec sans doute une composante nuclĂ©aire. Elle ne parlait pas Ă  l’esprit, elle le dĂ©sintĂ©grait et de ce qu’il restait (un prĂ©cipitĂ© visqueux) elle faisait de bons croyants amorphes [
] ». Le langage apparaĂźt ici dans toute sa puissance destructrice.

En Abistan, une sĂ©vĂšre censure pĂšse sur le vocabulaire du passĂ©. Des mots sont effacĂ©s, interdits : « Depuis la formation de l’Abistan, les noms de lieux, de gens et de choses des Ă©poques antĂ©rieures ont Ă©tĂ© bannis. »

Enfin, la parole divine est toute-puissante, vectrice d’une vĂ©ritĂ© unique et indiscutable. C’est ce que montre cette notation d’allure tautologique, Ă  la fois plaisante et terrifante : « Yölah est l’immuabilitĂ© mĂȘme. ‘Ce qui est Ă©crit est Ă©crit’, Ă©tait-il Ă©crit dans le livre d’Abi, son DĂ©lĂ©guĂ©. »

L’écrivain met en lumiĂšre la folie de ce langage totalitaire, qui efface les contraires et rend logique l’absurditĂ© : « La mort c’est la vie », « Le mensonge c’est la vĂ©rité », « La logique c’est l’absurde » sont autant de prĂ©ceptes sur lesquels se fonde le systĂšme de l’Abistan.

L’écrivain met en lumiĂšre la folie d’un langage totalitaire

À l’inverse, l’auteur semble louer, Ă  demi-mot, la multiplicitĂ© des langues, qui permet un agrandissement du point de vue et favorise la rĂ©flexion. Cette idĂ©e se prĂ©sente Ă  nous si l’on inverse cette affirmation concernant « l’Honorable Ara, linguiste Ă©minent et fĂ©roce adversaire du multilinguisme, source de relativisme et d’impiĂ©tĂ©. »

Boualem Sansal nous présente donc le langage dans toute son ambivalence, entre forces obscures et lumiÚres des mots.

« Quelles conlusions offrait-il au lecteur ? » : cette question posĂ©e Ă  propos d’un document Ă©crit, rapport controversĂ© rĂ©digĂ© par un archĂ©ologue du rĂ©gime, illustre parfaitement la perplexitĂ© que le lecteur peut ressentir face Ă  ce roman. La savante construction romanesque fait de 2084 une rĂ©ussite littĂ©raire. Nous sommes invitĂ©s Ă  cheminer aux cotĂ©s d’Ati, sur les terres brumeuses de l’Abistan. Ce rĂ©cit, dont le caractĂšre purement fictif est rappelĂ© dans l’« Avertissement » qui le prĂ©cĂšde, ne manque pas cependant de soulever des interrogations sur le rapport entre la fiction et la rĂ©alitĂ©. Depuis le « ce n’est qu’un roman » de Choderlos de Laclos (« Avertissement de l’Editeur » des Liaisons Dangereuses), on ne peut que sourire de cette insistance dĂ©libĂ©rĂ©ment feinte sur l’invention.

Dans 2084, Boualem Sansal se plaĂźt Ă  effrayer son lecteur, et il s’agit bien lĂ  de l’une des caractĂ©ristiques de la contre-utopie. Toutefois, des rĂ©serves peuvent ĂȘtre Ă©mises. Cet appel Ă  la peur ne risque-t-il pas d’alimenter le discours des partisans du rejet de l’autre, dont les voix, nous le savons, se font entendre davantage chaque jour, et trouvent un Ă©cho non nĂ©gligeable dans les populations europĂ©ennes ? En un mot, jouer sur la peur du radicalisme religieux pourrait contribuer Ă  entretenir un processus d’exclusion mentale qui est dĂ©jĂ  Ă  l’oeuvre.

Il convient nĂ©anmoins de saluer les pouvoirs que l’écrivain semble attribuer au langage, ainsi que l’invitation Ă  la libre-pensĂ©e qui Ă©mane de ce roman. « Chaque roman dit au lecteur : “les choses sont plus compliquĂ©es que tu ne le penses.”  : 2084 pourrait comporter cet « esprit de complexité » dont parle Milan Kundera dans L’Art du roman.

  • 2084, La fin du monde, Boualem Sansal,Gallimard, 288 pages, 19,50 euros.

C.G.