Après la publication de « L’Inceste » (Stock) et « Une semaine de vacances » (Flammarion), Christine Angot nous plongedans sa vie à partir de l’âge de treize ans. Dans Le voyage dans l’Est, lauréat du prix Medicis 2021, elle revient sur le pouvoir ascendant exercé par son père, qu’elle rencontre pour la première fois pendant son adolescence. Avec ce retour de balancier, l’écrivaine dénonce sans réserve, par le biais de l’écriture, l’expérience incestueuse et, par-là, essaie de tirer la sonnette d’alarme. Un livre sidérant, éprouvant et circonstancié.
Une dénonciation suffit-elle ?
L’écrivaine nous propose un récit à la première personne à narratrice éponyme qui n’est pas strictement autobiographique. Il n’est même pas un témoignage : il relève plutôt de la mise en scène. Cette pratique littéraire, Angot la définit dans son ouvrage intitulé L’Usage de la vie :
« La seule chose autobiographique ici, attention, c’est l’écriture. Mon personnage et moi sommes collés à cet endroit-là. À part ça tout le reste est littérature. Les vrais noms c’est pour que le mur s’amincisse et du même coup grandisse. »
On reproche souvent à Christine Angot d’avoir ressassé la même histoire déjà racontée dans les deux romans cités ci-dessus. Or, l’écrivaine réalise un certain déplacement de point de vue avec Le voyage dans l’Est, mettant en lumière les conséquences qu’ont pu susciter le black-out et la passivité de son entourage.
Pendant son voyage estival avec sa mère, alors qu’elle n’avait que 13 ans, elle fait la rencontre de son père, dont elle ne se souvenait pas et qu’elle n’avait jamais cherché à rencontrer, dans un hôtel à Strasbourg. Aux gens qui lui demandent où est son père, elle répond toujours : il est mort : « Je n’avais pas souvenir de lui. Je n’exprimais pas le désir de le rencontrer. Je répondais qu’il était mort quand on me demandait où il était. »
Après la mise en place d’une nouvelle loi française sur la filiation, le père accepte finalement de reconnaître sa fille. Christine Schwartz deviendra donc Christine Angot.
Dès la première rencontre, la fille avoue être envoûtée par l’élégance et l’érudition de son père. « Je n’avais vu ce genre d’hommes qu’à la télévision ou au cinéma. L’allure élégante et décontractée, pas de cravate, le pli du pantalon retombait sur le bout de la chaussure, les cheveux étaient très noirs, un peu longs sur la nuque, une mèche sur le côté. Je me suis jetée dans ses bras, en pleurant, la respiration hachée par les sanglots. »
Un peu plus tard, dès leur seconde rencontre, il l’embrasse sur la bouche : « Il a fait un pas en avant, et m’a embrassée sur la bouche. Le mot inceste s’est immédiatement formé dans ma tête. J’ai pensé en me le formulant : — Tiens, ça m’arrive à moi, ça !? ».
L’inceste, écrit Angot, est « une mise en esclavage », une violence qui détruit les rapports sociaux et choque la bienséance
Après une longue période, l’inceste a eu lieu. Même effet, même suspicion, même violence. Elle explique que l’absence de témoins, la difficulté de prouver « le viol par ascension », l’improbable possibilité de “non-lieu” ainsi que la culpabilité, l’empêcheront de porter plainte. « J’ai préféré imaginer que j’avais une part de responsabilité plutôt que de me voir comme quelqu’un qui subit passivement sans rien faire. Je me suis forgé une culpabilité. »
Sans doute, l’adolescente souhaite-t-elle avoir une relation normale avec son père. Elle ne cesse de le lui avouer avant chaque rendez-vous, mais elle était incapable de s’opposer à lui lorsqu’il se met à la violer. L’inceste, écrit-elle, est « une mise en esclavage », une violence qui détruit les rapports sociaux et choque la bienséance.
Parler ou se taire ? Tel est le dilemme qui a obsédé l’adolescente depuis le premier viol. Dès le début, écrit-elle : « Je voulais transmettre l’information. Je ne voyais pas comment. Je ne trouvais pas les mots qui correspondaient. Ils ne venaient pas. La phrase ne se formait pas. L’intention était là. Elle se fracassait sur un vide. »
En effet, Christine Angot mobilise des enjeux tout à fait singuliers à travers la question de l’inceste alors que la société refuse de prendre acte de ce message, ce que l’auteure tente de mettre au jour dans son œuvre à travers la réception qui lui est faite. Pour elle : « Dénoncer ne suffit pas, il faut comprendre ce qui se joue. »
Une leçon de résilience
Il est des expériences traumatisantes qui marquent profondément le psychisme et qui peuvent paraître impossibles à dépasser. Pourtant, face au viol, certaines personnes arrivent plus ou moins à s’en sortir. Et Christine Angot en est une.
En effet, bien que l’idée de l’inceste semble hanter de temps à autre la psychologie de l’adolescente, celle-ci ne reste pas dans sa souffrance et avance pour son bien-être, ne gardant à l’esprit que les bons moments passés avec son père :
« L’image me traversait l’esprit. C’était fugace. Je ne voulais pas la faire exister. Je ne m’y arrêtais pas. Je restais sur l ’élan des premiers jours, comme une chanteuse qui tient la note. Je me concentrais sur les conversations et mon admiration pour lui. »
L’adolescente avait également le pouvoir de faire travailler autrement son imagination, criblant ainsi les idées noires qui s’accumulent dans son inconscient :
« Je ne lui ai pas parlé du baiser sur la bouche. Je l’ai traité comme un événement unique, qui ne se reproduirait pas. J’ai compté sur une mauvaise interprétation de ma part. Je l’ai extirpé de ma tête. (…) Je faisais comme si cette inquiétude n’était pas fondée. Je me focalisais sur les aspects positifs. J’ai mis le baiser sur la bouche entre parenthèses. Je l’ai considéré comme un épisode isolé ne méritant pas d’être souligné. »
On pourrait se permettre de qualifier ce roman comme un « cri primal » de la part d’une patiente, à travers lequel elle extériorise sa douleur, mais il pourrait aussi être conçu comme une leçon d’impassibilité et de résilience. Un traité de stoïcisme : « Il faut bien voir l’effort que fait la personne pour ne pas penser, et ne rien ressentir. »
On pourrait se permettre de qualifier ce roman comme un « cri primal » de la part d’une patiente, entre extériorisation de la douleur et traité destoïcisme
La trame narrative obéit à un schéma simple. À l’origine, il y a une enfance heureuse, ou tout au moins non entachée par la transgression de l’interdit. Puis survient le traumatisme : le sujet se dédouble entre celui qui souffre et celui qui doit continuer à vivre comme si rien ne s’était passé. À partir de là, la culpabilité se mêle à la honte et provoque, le plus souvent, soit l’oubli provisoire des gestes du père, soit les passe sous silence : « Le moment où il avance vers moi. Le récit de ce qui s’était passé perdait de son urgence. Je n’essayais plus de parler. La parenthèse, que j’avais refermée, n’arrivant pas à trouver les mots, et espérant qu’elle se rouvrirait, ne s’était pas rouverte. »
Dire l’inceste n’a aucune visée thérapeutique pour l’auteure. L’intérêt du livre se trouve du côté du lecteur, et pas seulement du lecteur qui a vécu la même expérience que la narratrice. Il s’agit d’impliquer aussi, et surtout, le lecteur qui n’a pas connu l’inceste.
Le projet d’Angot ne consiste pas à panser la marque, mais à mettre en exergue les effets de l’expérience incestueuse sur la vie quotidienne de la narratrice et, plus précisément, sur sa façon de penser. Si la narratrice condamne les gestes incestueux de son père, son propos se situe néanmoins loin du récit victimaire.
Bibliographie :
Angot, Christine, Le voyage dans l’Est, Flammarion, 2021.
Oussama Berri