Du 7 septembre 2017 au 31 juillet 2018, la Halle Saint Pierre de Paris accueille une horde sauvage d’artistes originaires des Balkans, représentants prodigieux de l’art brut. Fidèles aux principes d’un art sans principes, ces artistes amplifient le patrimoine mondial de l’art brut et nous font voyager différemment dans les Balkans, sur des chemins qui transfigurent les tensions politiques et les discours de guerre, sur des voies tracées au milieu de la nature la plus convulsive.
Sous les Balkans et sous les guerres accoutumées : le fracas des puissances naturelles et des artistes à l’état brut
Les Balkans ont longtemps supporté les stéréotypes de la guerre et le mépris éparpillé de l’Europe occidentale. Mais pendant qu’on les commentait dans nos salons, les récents conflits balkaniques de l’ex-Yougoslavie accouchaient de nouveaux segments de civilisation, plus virils et plus féroces, plus proches de l’ancestralité naturelle de l’homme, plus fidèles à la physionomie de ce qui triomphe dans l’infini et par là même immunisés contre certaines déchéances culturelles encombrantes. Depuis ses nids d’aigle et ses cachettes balnéaires, Nietzsche a vu que la guerre pouvait être l’occasion d’une fortification humaine et d’une constitution de l’individu qui a su se muscler devant la vérité d’un adversaire coriace, au risque, bien sûr, de sacrifier le talent et le génie dans l’orgueil d’une politique martiale[1]. Au-delà toutefois du principe d’ensanglantement des peuples qui est toujours misérable, la guerre, quand elle n’est pas seulement regardée par le petit bout de la lorgnette ou conduite par de vulgaires Picrochole, peut aussi s’entendre comme une bataille honnête avec de saines rivalités, révélant le bon profil de la déesse Éris qui engage les hommes à se dépasser dans quelque domaine que ce soit[2]. Dans le cadre d’une société souvent tracassée par toutes sortes d’embrasements, nous posons l’hypothèse que les Balkans ont acquis un art de transcender la guerre par des antagonismes plus vifs, telle une République des Ardents cuirassée par ce qui ne l’a pas tuée.
Les hommes et les femmes de là-bas ont su rompre plusieurs fois avec des problèmes de balistique pour s’acheminer dignement dans la question de l’esthétique – un art de vivre sous les bombes et parmi tant de commotions politiques devait rejoindre une certaine manière de faire de l’art, une certaine manière de répondre à la violence par une impressionnante volonté de création, comme pour affirmer la supériorité d’une vie inventive en comparaison d’une vie dédiée à la destruction ou la fatuité. Il s’agit finalement de préférer les initiatives d’un groupe d’individus radicalisés en nature plutôt que les partisans d’une culture de la guerre qui se borne à la vanité de vaincre. Les uns ont creusé en eux-mêmes pour en faire remonter les meilleures vertus de la créativité (la nature insatiable en nouveaux registres vivants), les autres se sont épuisés dans des modes d’existence contre-productifs (la culture du conflit qui procède à une négation de la vie et débouche inexorablement sur le déclin des plus robustes empires humains). Les premiers ont maintenu les Balkans à flots et les seconds se sont éclipsés dans les cachots de quelques sous-parties de l’Histoire.
Les hommes et les femmes des Balkans ont su rompre plusieurs fois avec des problèmes de balistique pour s’acheminer dignement dans la question de l’esthétique – un art de vivre sous les bombes et parmi tant de commotions politiques devait rejoindre une certaine manière de faire de l’art, une certaine manière de répondre à la violence par une impressionnante volonté de création
Dans cette perspective, si l’on voulait à juste droit considérer la situation des Balkans comme la terre élective d’une succession de conflits ayant forgé à la fois des âmes vigoureuses et une fascinante mosaïque de territoires, on verrait que la brutalité de l’Histoire, outre ses regrettables conséquences létales, a permis à de nombreuses personnes de trancher avec le caractère exclusivement barbare de la guerre, afin de faire miroiter en elles-mêmes la générosité d’une région en état fréquent de tressaillement. Ces personnes incarnent pour ainsi dire l’expression d’une vitalité tout à fait autre, celle-ci gisant moins dans les tirs d’artillerie, les blindés et les bataillons, que dans les mouvements telluriques où s’articule la forme de toutes les choses naturelles, à l’endroit même des véritables événements. De chaque membre de cette population balkanique, lorsqu’il s’est du moins fièrement bâti au milieu des guerres et des intrigues, on pourrait soutenir qu’il réverbère l’unité d’une âme qui est toujours le reflet d’un corps multiple baignant dans l’infini de la nature, parce que « le moindre grain de poussière contient un monde d’une infinité de créature »[3]. À côté donc des seuls guerriers de la cruauté qui remuent le monde avec de grands gestes achevés assez prévisibles, hermétiques aux détails et insensibles aux trêves contemplatives, pauvres guerriers dont les âmes dévastées sont sûrement reliées à des corps moins pluriels, les Balkans ont engendré un faisceau de guerriers de la profondeur, combattants ligués à des réseaux plus véridiques de la force, invaincus en surface, sévères à l’égard des endoctrinements militaires, dépourvus d’idoles malfaisantes et mobilisés dans un couloir aventureux de Dionysos, se tenant chacun la main vers le point natif de la création, comme remontant les boyaux du monde en file indienne très inspirée, pour s’approcher au mieux du foyer primitif où la vie s’initie en aspects combinés les uns aux autres[4].
C’est pourquoi ces gens-là ne sont pas intéressés au premier chef par les guerres concrètes où des soldats s’entre-tuent, ni par les affaires politiques où l’on se bat crapuleusement. Bien qu’ils aient été les contemporains de ces bourrasques humaines et qu’ils en aient parfois livré des représentations joliment affectées grâce à des livres, des musiques ou des œuvres picturales, ils sont plutôt les ambassadeurs d’une guerre métaphysique, jouée sur un plateau illimité qui n’est d’aucun temps et d’aucun lieu, « à cause de la conspiration et sympathie de toutes choses »[5] qu’il nous faut pressentir. Et lorsque nous sommes attentifs à cette connivence universelle de tous les éléments, nous évitons de sombrer dans les remous simplificateurs d’une culture de la dissociation où chaque élément est compartimenté, voué à des chronologies et des taxinomies sans nuances.
Il fallait du reste toute la spontanéité de l’art brut pour nous offrir une vision aussi originale des Balkans, affranchie de toute patine culturelle trop vénérée, sondée à même le fonds de sauvagerie qui donne à entendre des mugissements de vérité.
Conformément à cela, on imagine dès lors que les guerres balkaniques ne doivent être tout au plus que les fragments ou les émiettements d’événements plus larges, ni plus ni moins que les jaillissements finis et visibles d’agitations incommensurables et invisibles, un peu comme la vague qui s’écrase sur le rocher est propulsée par une masse océanique démesurée, n’en soulignant donc pas la terminaison mais un moment particulier, une partie distincte au cœur de l’imperceptible flux qui ne s’épuise jamais. En ce sens, nous ne disons pas que les pugilats des Balkans sont des phénomènes négligeables, nous disons exactement qu’ils sont les reliefs de tumultes moins présumables, les fasciculations apparentes qui renvoient à un système nerveux indéchiffrable pour l’œil profane, peut-être l’opportunité de saisir dans cette trame historique une origine naturelle plus vaste et plus vivante de ce que nous sommes. Il nous semble par conséquent que l’exposition de la Halle Saint Pierre, intitulée Turbulences dans les Balkans et mettant à l’honneur un contingent de créateurs de l’art brut, suscite l’intuition que nous développons depuis le début de notre propos : certes les Balkans sont réputés pour être une zone de guerre et de troubles afférents, mais les mouvements belliqueux recensés au cours du XXe siècle dans l’Europe du Sud-Est ont impliqué des bifurcations décisives dans la nature humaine, ce qui a incité quelques personnalités à laisser passer les orages d’acier afin de repérer sous les décombres et derrière les rideaux de fumée noire une plus juste configuration de ces terres perpétuellement soulevées, déplacées, éventrées, mais également une plus juste silhouette des hommes qui séjournent dans cet angle bouleversé de la géographie. Il fallait du reste toute la spontanéité de l’art brut pour nous offrir une vision aussi originale des Balkans, affranchie de toute patine culturelle trop vénérée, sondée à même le fonds de sauvagerie qui donne à entendre des mugissements de vérité.
Des artistes ascendants et « barbares » : ceux qui montrent le chemin plus loin que le chemin
Dans le devenir artistique traditionnel, les œuvres vont et viennent tant qu’elles peuvent et finissent par être l’objet d’une histoire de l’art qui les suspend définitivement sur les crochets du temps, comme figées dans le formol d’une parole officielle et muséale. L’art brut échappe à cette tendance formaliste parce qu’il secoue durablement les habitudes artistiques et qu’il s’assigne une mission d’errance qui empêche tout esprit de lourdeur ou d’institution. On connaît d’ailleurs le mot de Flaubert qui revendique la position assise pour bien penser et bien écrire, et l’on connaît le commentaire de Nietzsche qui n’y voit qu’un « péché contre l’esprit », un agrément de « cul-de-plomb »[6]. Le philosophe du mobilisme que fut Nietzsche, successeur à cet égard de l’oraculaire Héraclite, n’admettait de bonnes pensées qu’en marchant, et c’est à cette injonction d’une attitude ambulatoire que l’on peut rattacher les virtuoses de l’art brut, ceux des Balkans étant les marcheurs qui contournent à la fois les bombardements et les tentations du confort sédentaire, toujours prêts à différer de ce qu’ils sont. Viator in fronte, viator in animo, l’artiste brut est cinétique en apparence et en substance – il doit bouger pour vivre et ses révolutions de par le monde et en lui-même sont plus vives que les révolutions du commun des mortels. Plus rapides que les roquettes et plus fuyants que les complots, les artistes des Balkans, dans la création brute de décoffrage, ont apprivoisé d’inconfortables conditions et ce faisant ils ont honoré l’esprit de mouvement qui est le seul à pouvoir enfanter une œuvre significative. Tout à l’inverse du Galilée que met en scène Bertolt Brecht, un Galilée abjurateur qui s’effraie devant les organes de l’Inquisition et qui avoue les avantages du bien-être personnel pour faire de la science, tel un capitaine timide se félicitant de progresser sur une mer assoupie, les artistes des Balkans, eux, ont atteint des sommets de créativité grâce à l’instabilité sociale et politique. En cela, ils ont vérifié l’opinion qui veut que la création artistique doit de préférence être confrontée à la calamité si elle souhaite se donner une chance d’inventer quelque chose de féroce et d’individuel. Des âmes sereines souffriraient de lassitude et se compromettraient dans une pastorale inféconde – les âmes qui restent vaillantes ne renoncent pas à la guerre d’un point de vue élargi (les luttes infinies de la nature) parce qu’elles appartiennent aux artistes tragiques, aux dionysiens qui souscrivent « à tout ce qui est problématique et terrible »[7].
Plus rapides que les roquettes et plus fuyants que les complots, les artistes des Balkans, dans la création brute de décoffrage, ont apprivoisé d’inconfortables conditions et ce faisant ils ont honoré l’esprit de mouvement qui est le seul à pouvoir enfanter une œuvre significative.
Ce portrait mouvementé de l’artiste brut des Balkans induit un ordre d’existence qui n’est pas tout à fait humain. Pour surmonter les guerres de toutes les espèces, pour être soi-même un pôle sismique à travers lequel transitent les combats de la vie, il est nécessaire d’embrasser aussi bien la loi que la force, d’être à la fois l’homme qui parvient à se dominer dans la cité et celui qui parvient à « user de la bête » lorsque les circonstances l’exigent[8]. Ce n’est qu’à ce prix que l’on passe entre les balles et que l’on oppose à la guerre typique les phénomènes d’une guerre atypique (en l’occurrence celle qui se déroule à un niveau plus profond de l’humanité, dans une division du monde où s’affrontent des souffles précurseurs, des typhons de créativité qui s’estiment et s’engouffrent dans les marges où l’être vivant est le plus dru). Purifiés d’un air approfondi qui se substitue à l’atmosphère viciée de la guerre académique, les artistes du brut sont comparables à des Achille éduqués par des Chiron : ce sont des centaures qui ont acquis la compétence d’être tour à tour des hommes et des animaux, résistant à un maximum de conditions et d’imprévus, exerçant sur la matière de l’Histoire une pression inédite qui balafre la ligne droite et conçoit le bas-côté des outsiders. En tant que tels, les artistes présentement exposés à la Halle Saint Pierre sont des marginaux magnifiques, des souffleurs de mondes que Damasio eût volontiers baptisé des « aéromaîtres »[9], êtres de pulsation et de régénération, génies tourmentés qui tiennent du Frenhofer balzacien et conjurent le tout aussi balzacien Pierre Grassou, figure de l’embonpoint médiocre qui s’est installé dans la certitude artistique.
C’est ainsi que nous appréhendons les créateurs en ce moment distingués à la Halle Saint Pierre : ce sont des explorateurs de ce qui subsiste en l’homme après que la société a produit des tassements épouvantables.
L’hybridation de l’artiste en homme et en bête lui confère une sensibilité supérieure qui le prévient de courber l’échine devant la statue du Commandeur sur laquelle sont venues se rouiller les grammaires tutélaires de l’art. Les individus de l’art brut ne regardent pas en arrière : ce sont des pourvoyeurs de perspectives. Ce ne sont pas des écoliers ou des disciples qui appliqueraient les règles d’un maître, ni les membres désabusés d’une crypto-élite autoproclamée qui chercherait des raisons de se divertir. L’itinéraire de ces titans des nerfs, sur-sollicités par les plus subtiles confidences de la nature qui vient ébranler leurs muscles, culmine dans les intervalles et les souterrains sociaux. Éduqués sur des grabats cataclysmiques où le repos n’existe pas, ces hommes et ces femmes ont fait leur lit dans les ruisseaux et les rigoles où dévalent des eaux inquiétantes, navigateurs des « gurgling brooks » shakespeariens où des âmes d’Ophélie se libèrent et attendent d’être guidées par d’improbables psychopompes. C’est ainsi que nous appréhendons les créateurs en ce moment distingués à la Halle Saint Pierre : ce sont des explorateurs de ce qui subsiste en l’homme après que la société a produit des tassements épouvantables. Contre l’asphyxie et la perte des différences, l’art brut retrouve une respiration limpide et les racines de la différenciation, ouvrant une brèche dans l’immanence pneumatique où tout est solidaire et conserve la trace de sa singularité. Ce n’est pas un arrière-monde ni une fiction régulatrice qui se devinent dans les œuvres de ces pourvoyeurs de fonds spéciaux, mais c’est le monde en tant que tel, l’infini enveloppant du Pneuma divin, la levée de boucliers de l’énergie fondatrice qui s’oppose aux falsifications des cultures décadentes et par extension aux guerres banalisées. Ces œuvres-là entretiennent sincèrement l’idée que « l’infinité est le fait initial originel »[10].
Il est en outre indispensable d’être une créature hétéroclite pour se rendre au seuil de ce poumon originel, d’avoir les attributs de l’homme et de la bête, de sorte à pouvoir être doublement affecté, primordialement touché par les superlatifs de la nature infiniment pionnière et guerrière. Les centaures de l’art brut deviennent alors des surhumains omni-créateurs, omni-voyageurs également, des visionnaires des soubassements enragés, des auditeurs de la constante parturition de l’univers, en un mot des synesthètes de l’intimité tellurique où canonne le cœur du monde. Ils ne peuvent être des conformistes en cela même qu’ils exaltent l’imprévisible nouveauté de l’infini qui demande à vivre, l’incertitude extrême de ce qui va émerger des entrailles tonifiantes de la ventilation cosmique. Pratiquement ou totalement mystiques dans leurs créations contresignées par le divin, on comprend que ces artistes des Balkans, du moins pour certains d’entre eux, aient pu être attirés par la molybdomancie, cet art divinatoire millénaire qui est une façon de faire advenir par le plomb fondu dans l’eau une énigmatique proposition de quelques formes secrètes de l’infinie Création. Quelle puissance se manifeste alors, par exemple, dans les portraits inenvisageables d’un Emir Sehanovic ! Avec son cortège d’effigies surmenées dans la difformité, il inspire une identité beaucoup plus authentique, saisie à même le commencement du vivant, en gros plans clairvoyants sur le matin du monde, un peu dans la lignée de ce que réalise Olivier de Sagazan avec l’argile et la peinture lorsqu’il fait disparaître son visage sous une pâte homogène pour le faire réapparaître dans le bruit et la fureur d’un bariolage véridique[11].
Une autre image du souffle infiniment créateur nous est probablement offerte par Goran Stojcetovic. Avec ses Bleus profonds au stylo bille sur des toiles en papier larges d’un bon mètre, Stojcetovic réinvestit l’intuition nietzschéenne d’un « éther universel » conçu en tant que « matière originelle »[12]. Ces masses azurées donnent l’impression d’observer une mer vue du ciel, comme aperçue depuis le hublot d’un avion, à moins que ce ne soit un ciel écumeux que l’on avise depuis le pont d’un bateau. Mais plutôt que d’avoir à choisir entre un côté ou un autre de l’univers, entre la mer ou le ciel, les maculations de cet artiste nous invitent à penser une confusion de l’un en l’autre, une assimilation suprême qui éconduit les raisonnements et nous transporte à un niveau préverbal de la matière où aucun fossoyeur de la vie n’a jamais pénétré. C’est la parole même des origines qui se montre discrètement dans les ondulations du stylo bille tenu par la main prophétique de Stojcetovic, un type de langage étranger aux grammaires humaines, intraduisible et rebelle à toute tentative de rationalisation, un genre d’éloquence retentissante qui pétrifie celui qui l’écoute, un peu comme Ponce Pilate fut stupéfié par les sentences du Christ et condamna ce dernier faute de hisser son savoir hors des lois terrestres, quelque part dans le hors-la-loi des profondeurs célestes où toute législation serait une injure à la créativité qui s’y joue. Qu’avons-nous là, dans l’équivoque ciel/mer de Stojcetovic, sinon ce que le philosophe Alain eût appelé « l’existence nue » enseignée par « l’océan instituteur », cette « masse fluide » la plus autorisée à nous apprendre « les balancements de l’universelle mécanique » ?[13] Au reste, l’océan professoral d’Alain nous encourage sérieusement à l’interpréter d’une manière plus ouverte, en quoi nous choisissons de l’infinitiser et de le promouvoir au rang de l’éther universel apprécié par Nietzsche. Une telle sensibilité, par ailleurs, déborde nécessairement les calibrages de nos langues vivantes et mortes. Nous n’apprenons pas à parler en captant la parole du zénith océanique de Stojcetovic, nous ne réapprenons pas un dialecte oublié, mais, à la place, nous apprenons à sentir, à flairer, à reprendre notre souffle, à mettre le nez, si l’on peut dire, dans « l’alphabet de la genèse »[14] où la vie nourricière n’a de cesse de grouiller.
Peut-être faudrait-il aller jusqu’à se figurer une barbarisation généralisée de la culture lorsque nous voyageons sur les eaux vives de l’art brut. Le parcours de Predrag Milicevic ne nous le suggère que trop, lui qui prit « Barbarien » pour pseudonyme. Son Tribunal honorable est une huile sur toile qui redéfinit les modalités du bien et du mal au-delà des normes en vigueur. Les deux incarnations qui s’y affrontent sont tellement ébouriffées de noirceur qu’on ne saurait tout à fait se prononcer sur celle qui juge l’autre, même si le personnage placé à la droite du tableau semble revêtu d’une robe de magistrat et celui placé à la gauche, la barbe fournie et l’œil exorbité, semblé hébété par le verdict d’un potentat impitoyable. Toutefois, dans le contexte d’un art où les valeurs ont la fringale du renversement perpétuel, visant une axiologie qui outrepasse les misères de la fable démocratique, l’hésitation demeure quant à savoir quelle forme doit prendre le bien et quelle forme est la plus seyante pour le mal. Le fait même qu’il y ait une hésitation pour désigner une bonne fois pour toutes qui est le juge et qui est le condamné nous instruit d’un « carnage d’essences »[15] où les choses ne peuvent pas être fixées dans une table des catégories. Dans l’optique barbare d’un Milicevic, le bien et le mal concernent une dimension qui n’est pas à proprement parler de notre monde, mais d’une galaxie où il est possible qu’une chose soit et ne soit pas en même temps, rigoureusement fugitive dès qu’un œil se hasarderait à lui assujettir un contour, telle cette célèbre figure du canard-lapin qui résiste à la discipline des épithètes et aux yeux les plus perçants.
Dans un esprit comparable de massacre des essences, Ion Barladeanu, va-nu-pieds de la Roumanie et spécialiste des collages, reconstitue le monde par le biais de promotions et de destitutions fracassantes : les vainqueurs de la société se retrouvent déclassés au profit des vaincus, rétablissant ainsi une apparence d’intégrité puisque les hommes ne tarderont jamais à relancer la machine du vice. Nous sommes un instant rassurés de croiser le regard d’une jeune insurgée armée d’une machette, dont la silhouette orgueilleuse domine un paysage industriel suprématiste, néanmoins nous savons qu’elle sera tôt ou tard évacuée, comme l’esclave d’un autre collage suffoque dans ses chaînes, mis en joue par un homme blanc et par un arrière-plan manufacturier. Il importe cependant de produire une exhibition des obscénités catégorielles qui accentuent les mensonges de la culture et congédient les réalités brutes de la nature. À cet égard, le face à face entre Obama et une femme africaine, séparés par un pot de fleurs sur fond de baraque millénaire du désert, raconte la tension d’une culture impérialiste qui dénature les ferments de l’authenticité humaine. Les fleurs, qui pourraient être des tulipes blanches, ont l’air d’être posées sur une table officielle où la présidence usurpée du cosmos (Obama) invite à sa table un fragment du réel (la femme noire). Et si l’on est désespéré de ces représentations révélatrices d’un ordre mondial falsificateur, on peut se reporter sans transition aux cérémonies festives du serbe Ilija Bosilj Basicevic. Ses œuvres colorées participent d’une alliance des créatures exaltées où le difforme atteint la béatitude des êtres libérés. Revanche du naturel sur l’institutionnel ? Quelles qu’elles soient, les créations de Bosilj Basicevic nous convient à des fêtes qui disqualifient les bals musettes des hypocrites ou les orgies des hédonistes blasés qui ont triomphé malgré eux dans le néo-libéralisme. À la jobardise du divertissement bas de gamme de l’Occident, Bosilj Basicevic oppose une quiétude immarcescible, comme on le distingue aussi dans la grandiose Expression de l’Amour et le Relaxation de Matija Stanicic, l’une des deux femmes exposées à la Halle Saint Pierre[16]. Les visions de félicité de Stanicic sont par ailleurs d’autant plus émouvantes que le corps de cette femme a fini dans une fosse commune de Belgrade, dans l’horrible tourbillon de l’ossuaire des anonymes, mitard des indigents. Nous dirons d’elle qu’elle fut une Marcelle Sauvageot de l’art brut – c’est en subissant l’inconséquence d’une humanité volontairement arriérée qu’elle devait découvrir l’inflation des sentiments qui nous acheminent en haut.
De loin en loin, enfin, notre commentaire a légitimé ces artistes à l’instar de barbares qui envahissent les univers engourdis afin de les soumettre à l’électrochoc d’une cosmicité plus vraie. Ils seraient comme des chevaux de Troie qui font le siège d’un monde apocryphe, apportant dans leurs bagages infinis les déclins bienvenus des civilisations finies.
De loin en loin, enfin, notre commentaire a légitimé ces artistes à l’instar de barbares qui envahissent les univers engourdis afin de les soumettre à l’électrochoc d’une cosmicité plus vraie. Ils seraient comme des chevaux de Troie qui font le siège d’un monde apocryphe, apportant dans leurs bagages infinis les déclins bienvenus des civilisations finies. Cette poliorcétique rédemptrice s’illustre à merveille dans les dessins au crayon gris d’Aleksandar Denic. Ce ressortissant de Belgrade a le goût de dresser des batailles historiques comme cette ahurissante Bataille pour une ville en Normandie, où des grappes de soldats miniaturisés occupent chaque centimètre carré de la feuille, déferlant sur la ville captive, suscitant un effet de saturation qui exige dans un futur proche le soulagement de plusieurs forces longtemps réfrénées. Ce miniaturisme contient en son sein la promesse d’un gigantisme spectaculaire car, au-delà des limites de la feuille éclaboussée de foule, on augure le restant de cette troupe mastodonte (et on soupçonne que ce « restant » est illimité). En outre, si cette vague humaine est un écho évident aux héros de la Seconde Guerre mondiale, il est aussi permis d’y voir toute la fraternité de l’art brut des Balkans, tout le débordement de ces maquisards urbains venus pour nous sauver du démon capital, issus des mêmes branches qui ont déjà fait pousser des hommes aussi singuliers que Gaston Chaissac ou Henry Darger.
[i] Nietzsche, Humain, trop humain, livre I (§ 444 et § 481).
[ii] Dans Les travaux et les jours, Hésiode concevait la dualité de la déesse Éris, avec d’abord une face dédaignable qui mène aux conflits meurtriers, puis une autre face qui réveille les hommes et les entraîne dans une émulation féconde. Nietzsche, au sujet d’une guerre supposément estimable parce que fondée en émulation, se réfère nommément à Hésiode dans La joute chez Homère (cf. La philosophie à l’époque tragique des Grecs). De ce point de vue, par exemple, on ne saurait revendiquer un génie qui aurait écrasé toute forme de concurrence ou qui aurait été indûment adoubé par une critique amollie. C’est au contraire dans la compétition entretenue que le génie et tous les autres génies optimisent leurs créations respectives.
[iii] Leibniz, lettre du 4 novembre 1696 à Sophie de Hanovre (Ma doctrine des Unités).
[iv] En nous référant derechef à un mot de Leibniz, qui nous apprend que « tout est conspirant » lorsque nous nous ouvrons à la connaissance acquise par les petites perceptions, lesquelles nous expédient plus loin qu’une perception consciente ordinaire puisqu’elles nous relient à la totalité de l’univers (cf. la préface aux Nouveaux essais sur l’entendement humain).
[v] Leibniz, op. cit.
[vi] Nietzsche, Crépuscule des idoles (Maximes et traits, § 34).
[vii] Nietzsche, ibid. (La « raison » dans la philosophie, § 6).
[viii] Machiavel, Le Prince (chapitre 18, Comment les princes doivent observer la foi).
[ix] Alain Damasio, La Horde du Contrevent.
[x] Nietzsche, Le livre du philosophe (§ 120).
[xi] Tel un déchaînement des pustules et des ecchymoses chères aux peintures d’Ivan Albright.
[xii] Nietzsche, ibid. (§ 122).
[xiii] Alain, Propos sur la nature.
[xiv] Clotilde Escalle, Mangés par la terre (Éditions du Sonneur, 2017).
[xv] Antonin Artaud, Le théâtre et son double.
[xvi] Avec Ivana Stanisavljevic.