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Philosophe de formation et prix de Flore en 2014 pour son deuxième roman, L’Aménagement du territoire, Aurélien Bellanger est de retour cette année avec son sixième roman, sobrement intitulé Le vingtième siècle, et publié aux éditions Gallimard. Après la révélation épique de La Théorie de l’information (2012), la confirmation mystique du Grand Paris (2016), et le plus facile Téléréalité (2021), Bellanger continue de mélanger imaginaire poétique et réalisme théorique pour nous parler de son penseur fétiche : Walter Benjamin.

Si vous n’aviez jamais entendu parler de Walter Benjamin avant d’écouter les chroniques matinales d’Aurélien Bellanger sur France Culture, ne vous inquiétez pas. Vous n’êtes pas seuls. Si vous ne vous y êtes pas davantage intéressé après avoir appris son existence, ce n’est pas grave non plus, rien ne l’est. En revanche, si votre curiosité personnelle ou votre parcours académique ne vous a pas encore permis de vous familiariser avec celui que Bellanger place comme le plus important  philosophe, et théoricien du siècle passé, n’espérez pas tout saisir du dernier roman de l’un de ses plus grands disciples français.

Super Walter

Né en 1892 à Berlin, et mort sur la route de l’exil à Port Bou en 1940, Walter Benjamin était un philosophe, critique littéraire et sociologue allemand, considéré comme l’un des plus grands esprits du vingtième siècle, tant sa contribution à de nombreux domaines tels que la philosophie de l’histoire, l’esthétique, la théorie culturelle et la critique sociale est importante. Benjamin est surtout connu pour ses idées sur la reproduction mécanique de l’art et sur l’impact de la technologie sur la culture, et son essai le plus célèbre, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, explore les changements induits par la photographie et le cinéma dans la perception et la valeur de l’art. Ami des plus belles intelligences d’Allemagne, comme Adorno, Brecht et Arendt, Benjamin a été influencé par le marxisme et s’est intéressé à l’analyse des conditions sociales, économiques et politiques de son époque. Sa pensée critique et ses réflexions sur la culture de masse, l’aliénation et les transformations sociales ont exercé une influence considérable sur les études culturelles, la philosophie, la sociologie et la littérature contemporaines. Passé au stade d’icône à titre posthume, il est largement reconnu comme l’un des grands penseurs du vingtième siècle, et ses idées continuent d’être étudiées et discutées. Bellanger le présente dans son dernier roman comme un théoricien de la violence révolutionnaire et du messianisme radical, une figure de critique littéraire qui aurait par ses intuitions prophétisé la seconde partie du siècle qu’il n’a pourtant pas connu. « C’est le philosophe martyr par excellence, l’exilé idéal, le situationniste originel venu se perdre dans Paris, le précurseur de la beat generation réfugié à Ibiza. »

Le Benjamin des benjaminiens

Le vingtième siècle n’est donc pas un biopic frontal, mais un roman kaléidoscopique sur des benjaminiens qui enquêtent sur un autre benjaminien.

Comme son titre l’indique, Le vingtième siècle, est un roman ambitieux, qui croise deux plans chronologiques, l’un dans l’Allemagne des années 1930, l’autre dans la France d’aujourd’hui. Sous forme de mails, de lettres, de notes de services et de pastiches, Aurélien Bellanger y met en scène trois personnages principaux, un militant activiste d’extrême gauche, un jeune architecte, et une enseignante, spectateurs malchanceux du suicide d’un poète qui venait de leur déclamer une conférence sur Walter Benjamin. Ce suicide, un saut dans le jardin clos de la Bibliothèque nationale, résonne avec celui de Benjamin. On devine que le poète aurait laissé derrière lui, caché dans les entrailles de la bibliothèque, un manuscrit majeur sur le siècle passé. « Son unique ambition littéraire était de faire à la Modernité ce que Dante avait fait au Moyen-Âge : écrire le grand poème récapitulatif d’une civilisation sur le point de s’achever – la sienne. »

L’intrigue est donc plantée : les trois protagonistes, véritables apôtres du messie Benjamin, se lancent donc à la fois dans la quête de ce manuscrit, et dans une enquête sur la mort du poète. « Pas de lieu, pas de corps, et des pouvoirs télépathiques étendus, pour résoudre un crime purement littéraire. Ou comment le meilleur ami d’un philosophe serait ressorti du néant, un siècle après sa mort, pour se saisir d’un exégète indélicat qui s’apprêtait à révéler un secret romanesque. »

Le projet de Bellanger consiste à imaginer que la figure de Benjamin puisse concentrer en elle seule tout le XXème siècle, comme la figure de Baudelaire aurait d’après Benjamin lui-même contenu tout le XIXème. Le vingtième siècle n’est donc pas un biopic frontal, mais un roman kaléidoscopique sur des benjaminiens qui enquêtent sur un autre benjaminien. Le problème d’un kaléidoscope, c’est qu’on finit parfois par ne plus rien discerner de ce que l’on regarde.

Prose combat

Parfois accusé d’être un auteur Wikipédia, Aurélien Bellanger se radicalise et ne s’encombre plus des intrigues sentimentales qui rendaient sa littérature digeste, au risque de laisser le lecteur sur la touche. Si vous le suivez sur Instagram, vous savez qu’Aurélien Bellanger pédale vite. Peut-être trop. Il s’est échappé en début d’étape, et laisse le lecteur qui ne s’est pas assez préparé loin derrière, à papoter avec la voiture balai. Pour le dire simplement, il largue sur le bord de la route les lecteurs du dimanche, et n’écrit que pour les pratiquants assidus. Ce roman en forme de rêverie fantasmagorique, plus que tout autre dans l’œuvre de Bellanger, témoigne de son imaginaire élitiste, et de sa croyance authentique qu’il y a sur Terre des élus. Ceux qui ont adoré certains de ses précédents romans le savent, il faut parfois faire preuve d’abnégation et de mérite, se débattre et s’acharner à mâchouiller le nerf de sa prose pour parvenir à de merveilleuses envolées mystiques, comme ont su en offrir son Grand Paris et sa Théorie de l’information. Mais le bout de viande semble ici trop dur, les crampes de mâchoire sont nombreuses, et la tentation de recracher le morceau est parfois très forte. Comme si le génie de Benjamin allait de soi, Bellanger ne prend pas vraiment la peine de nous rendre sa pensée séduisante. Plus qu’un roman, il s’agit ici d’un fétiche littéraire, l’expression d’une obsession toute particulière qui n’est, par définition, pas donnée à tout le monde. Bellanger le concède lui-même, en entretien, à propos de son philosophe favori : « J’ai mis longtemps à comprendre que c’était normal de ne pas comprendre. » Au moins on peut dire qu’il a réussi son pari de devenir un auteur benjaminien.

Dans cette œuvre à fragments, Bellanger opère lui-même la critique de son propre roman, dans une mise en abyme qui donne parfois le tournis : « Qu’ajouter d’autre ? Ce sont là mes impressions de lecture, et je crois que tout est dit si je précise que ce travail ne peut justement provoquer que des impressions de lecture, parfois sublimes, souvent obscures. »

Oui, il a un plaisir à lire de très belles pages, sur le travail de critique – « Il y a des domaines où le philosophe n’a plus rien à dire : c’est là où commence le domaine du critique. Qui est considérablement plus vaste. » -, sur la question de l’existence de Dieu, notamment dans Les Frères Karamazov, sur la mélancolie – « Le paradis, sans être insupportable, est le lieu le plus triste du monde. C’est d’ailleurs une définition de la mélancolie : une tristesse devenue infinie, mais dans laquelle on pourrait vivre éternellement. » -, sur les ZAD, et les différentes formes de contestations anticapitalistes qui auront d’ailleurs peut-être le mérite de faire découvrir le mythique No Logo de Naomi Klein. Mais ces pépites sont perdues dans une faconde poétique qu’on ne lit plus que pour attraper certaines phrases au vol, et subsiste le regret que Bellanger, certainement un des meilleurs auteurs de son temps, ne nous prenne pas par la main pour nous faire découvrir et aimer celui qu’il tient pour le plus grand philosophe du vingtième siècle. A la réflexion, il a fait mieux que ça. Il en a fait un défi.

  • Aurélien Bellanger, Le vingtième siècle, Gallimard, 2023

Crédit photo : Aurélien Bellanger Francesca Mantovani © Editions Gallimard.