A l’entrée dans l’année 2022, année marquée par les élections présidentielles et législatives en France ainsi que toujours par la crise épidémique, le philosophe Alain Badiou nous livre ses Remarques sur la désorientation du monde dans un tract chez Gallimard. En partant de ces phénomènes révélateurs de la structure capitaliste, le concept de désorientation nous permet d’adopter une grille de lecture afin de décrypter nos sociétés contemporaines, dans lesquelles l’idéologie dominante semble plus légitimée que jamais.
La perte des repères
La désorientation politique, mais aussi idéologique, à laquelle nous nous heurtons demande de nous que nous réagissions à travers le communisme, après les échecs des partis sociaux démocrates et du communisme étatique. C’est d’ailleurs sur la réorganisation structurelle des liens sociaux que s’attarde premièrement la critique marxiste du capitalisme.
Un monde désorienté, c’est le constat qui motive l’analyse synthétique bien qu’étayée que Badiou entreprend au sujet de l’emprise du capitalisme sur nos sociétés contemporaines. Si la désorientation évoque un bouleversement, se perdre, elle est effectivement entendue ici comme la perte de repères. La désorientation se caractérise par la disparition de grands récits, et des grands conflits qui structurent notre appréhension de la vie et du monde politique. La désorientation est convoquée en ce qu’elle met en évidence tout d’abord le brouillage des consciences, le flou entretenu par cette perte d’indicateurs historiquement structurants. De tels tournants se connaissent sous le nom de révolution galiléenne, lorsque l’héliocentrisme vient subvertir l’ordre cosmologique établi entraînant par là un changement paradigmatique politique radical. Mais cette rupture se retrouve également dans l’art, notamment avec la révolution de l’industrie musicale. Ces exemples mettent à notre portée ce concept général et généralisant, en tant qu’il permet à Badiou de pointer les facteurs et symptômes désorientants à l’oeuvre aujourd’hui. La pandémie qui frappe depuis désormais deux ans agit comme révélatrice de la perte d’orientation d’un monde figé sur un rapportement perpétuel au Capital. Ainsi, le constat selon lequel la « démocratie » telle que nous en témoignons aujourd’hui est libérale car structurée par ce référencement, et inévitablement autoritaire, oligarchique, et tendant à un extrémisme fascisant, mène à la nécessité de considérer une troisième naissance du communisme. La désorientation politique, mais aussi idéologique, à laquelle nous nous heurtons demande de nous que nous réagissions à travers le communisme, après les échecs des partis sociaux démocrates et du communisme étatique. C’est d’ailleurs sur la réorganisation structurelle des liens sociaux que s’attarde premièrement la critique marxiste du capitalisme. Des cas de mouvements sociaux ces dernières années sont notamment caractéristiques de la problématique de la désorientation. Cette dernière trouve aujourd’hui une forme prégnante chez Zemmour, qui souhaite la disparition d’une partie de la population française tout à la fois jouant sur l’ambiguïté de la « démocratie » – terme protecteur à ne cesser de réinterroger, bien entendu. La désorientation se rend en effet particulièrement évidente lorsque se rassemblent des groupes aux conceptions diamétralement opposées, ce qui est le cas de l’idéologie que porte Zemmour. Badiou revient néanmoins plus en détail sur les contestations contre les violences policières ainsi que les mouvements anti-vaccins en France, afin de souligner un trait essentiel de la désorientation : la confusion. Chez les Gilets jaunes notamment, il n’y a pas de « vérité politique à valeur universelle » : au delà des contestations, il semblerait qu’il manque d’un projet. Cela est symptomatique de la désorientation qui perd sa voie, et se comprend d’autant plus par l’écho aux vers d’Aragon que Badiou cite à cet effet : l’appel révolutionnaire communiste est assumé dans le poème en question, qui fait état d’une synthèse politique structurée qui reconnaît l’objet de la lutte des classes, qui est et sert son orientation. Dans le cas des anti-vaccins il s’agit de l’écartement et du mépris pour la rationalité et la science, couplé à l’individualisme caractéristique des sociétés libérales. « (…) on ne peut vivre en société de façon minimalement raisonnable si on trouve « normal », au nom de la liberté individuelle, de devenir le centre d’une contagion étendue avec risque de morts. » Il nous demande ici revenir à la liberté théorisée par Descartes, à savoir non pas faire ce que l’on veut, mais ce que la Raison nous porte à considérer comme étant juste et efficace. Ou, autrement, au Bien chez les grecs se définissant par la prise en compte des autres avant l’existence individuelle. « Ma liberté » revendiquée sans cesse sert de preuve de désorientation, en ce qu’elle est clamée par la gauche autant que par l’extrême droite, semant et perpétuant une confusion politique installée dans le brouillard de revendications délogées.
La désorientation des luttes sous le capitalisme : idolâtrie de la fin
Dans l’amour, on retrouve la véritable différence identitaire dans la séparation avec l’Autre, mais avec lui et dans cette différence se construit un monde commun. Le communisme cristallise ce dépassement de la césure – genrée, en l’occurrence. Cet essai ne cesse de nous rappeler la nécessité de partager le monde entre un Je et un Autre.
Nous voyons comme aujourd’hui cette désorientation se manifeste à travers des combats menés sans direction : Badiou assimile le diagnostic des Nuits debout en France aux soulèvements antimilitaristes d’Algérie et d’Egypte, dans la mesure où ces mouvements souffrent tous d’intériorité et de dépendance. Fonctionnant par la négation, ils seraient toujours la réclamation d’une fin, sans savoir ce qu’elle est. De même l’on reproche régulièrement au communisme d’être généré par la négative du capitalisme ; « l’état actuel de la désorientation, dans nos pays, provient largement de ce que l’axiome néostalinien, selon lequel l’affirmation créatrice provient de la négation combattante, est resté dominant dans la plupart des mouvements de masse ». Aujourd’hui les mouvements de masse seraient marqués par la colère dans les actes, comme chez les Black blocs, tandis que Marx indiquait déjà que le processus communiste était un guide permettant de prendre position de manière « calme et déterminé[e] », à la manière d’une orientation. De façon analogue, le terme maoiste de « révolte » ne se projette pas dans la négation faible, dans une vaine colère apolitique, car la révolte se réfère à ce contre quoi elle se dirige, à savoir les réactionnaires. La lutte identifie donc son objet et ses manières, elle doit être ordonnée. Le philosophe s’arrête ainsi sur le féminisme et l’écologie, précisément en France durant les années Macron. Il remarque qu’aucun des deux ne font « peur au fondés de pouvoir du Capital qui nous gouvernent ». Le féminisme par exemple en tant qu’il confond en mettant au même degré de lutte des actes pénalement répréhensibles et des infractions. L’écologie quant à elle prend selon lui la forme d’une « religion », en s’apparentant à de la foi ou de la superstition dans la mesure où elle ignore la cause scientifique du phénomène : elle ne cherche pas à s’affranchir du capitalisme mondialisé qui en est la souche. Dès lors, l’écologie ne peut évidemment pas se développer sous le capitalisme et ne peut fonctionner que dans le communisme, qui ne passe pas par les propriétaires des moyens de production et les États. La religion écologique se comprend en ce qu’il y aurait une mystérieuse impuissance des États face à une planète-déesse qui se dégrade : c’est ce qu’il nomme « désorientation cléricale ». Cela mène des fidèles à faire le Bien, à vouer le culte de la planète, au service de la terre. Alors lorsque l’écologie se forge dans des partis politiques, elle fait fi de tout clivage gauche-droite car elle a vocation à s’adresser à l’humanité, qui englobe gauche et droite. L’exemple de l’écologie ne peut que crier combien la désorientation nous fait perdre du temps dans des luttes qui n’en ont pas. La fausse-route se retrouve aussi dans le féminisme pour Badiou, qui élabore sur la fausse piste de la question du genre. Il emploie la « réinvention de l’amour », dans les mots de Rimbaud, pour en extraire la caractéristique partagée avec le communisme, à savoir « le devenir differencié du commun ». Dans l’amour, on retrouve la véritable différence identitaire dans la séparation avec l’Autre, mais avec lui et dans cette différence se construit un monde commun. Le communisme cristallise ce dépassement de la césure – genrée, en l’occurrence. Cet essai ne cesse de nous rappeler la nécessité de partager le monde entre un Je et un Autre de la même façon que le fait l’amour, non pas en partage séparateur, mais en con-vivialité.
L’ancrage de l’aliénation dans un désordre ordonné
Nous savons crucial l’enseignement de principes fondamentaux comme le vivre-ensemble, l’enseignement donnant les clefs de la compréhension par la connaissance. Mais Badiou relève que même là, dans l’enseignement, se loge une crise essentielle.
Badiou remet au coeur de l’analyse le concept d’idéologie dominante, oublié bien que crucial dans l’appréhension de nos sociétés actuelles, où l’idéologie bourgeoise et l’individualisme remontent en puissance. C’est en effet le capitalisme moderne qui a imposé une « fiction individualiste » et « démocratique » en Occident. La dénonciation à répétition de l’autoritarisme de Macron est selon lui erronée : c’est s’en prendre à l’individu au lieu du système capitaliste libéral dont il émane et qu’il représente. Cette individualisation est précisément à l’oeuvre dans ce dernier. Il nous faudrait davantage chercher ce qui nous déplaît dans la décision politique dans l’institution et le rituel, qui sont la mise en forme de la classe et idéologie dominantes régissant les décisions comme l’obligation vaccinale, bien plus que le président. Dans cette individualisation se crée notamment une fausse division entre autorité ou Macron et liberté ou Moi, qui désoriente : je prends Moi pour « boussole de l’orientation politique », et pointerai du doigt les autres individus comme responsables des déviations malheureuses qui m’affectent. L’identitarisme en est une conséquence majeure et dangereuse ; il a pour conséquence que la revendication du Moi à l’extrême souhaite la disparition de l’autre, de l’étranger. L’imaginaire se construit autour d’une authenticité identitaire, ce qui se retrouve dans l’invocation de ce que c’est que d’être un « vrai français ». L’identitarisme redonne de la force au nationalisme, et légitime l’agressivité de la défense de l’identité qui grandit contre la collectivité. Nous savons crucial l’enseignement de principes fondamentaux comme le vivre-ensemble, l’enseignement donnant les clefs de la compréhension par la connaissance. Mais Badiou relève que même là, dans l’enseignement, se loge une crise essentielle. L’éducation plie sous le capitalisme, système organisé autour du profit. Et si l’idéologie dominante a été un concept silencié dans l’enseignement et dans le débat public, d’autres se sont au contraire vus conférer une place centrale disproportionnée (servant l’idéologie dominante elle-même.) Puisque la laïcité fait éclater de nombreux débats aujourd’hui, Badiou esquisse une genèse de la désorientation du concept. A partir du moment où le renouvellement du prolétariat français par l’arrivage d’une main d’œuvre étrangère n’a plus été catholique mais musulmane, la laïcité est devenue un outil de combat contre les familles prolétaires, et marque de mépris de classe. C’est la désorientation de la neutralité scolaire qui a découlé des croisades. C’est celle-là même qui aurait permis aux droites de déclamer leurs discours sereinement en brandissant le drapeau de l’Occident démocratique civilisé contre l’ennemi musulman. Ainsi, Badiou relève qu’« un désordre évident ne s’éclaire que si on le considère comme un effet de l’ordre dont il procede ». L’ordre établi est le point de départ de ces désorientations que nous constatons. La pandémie a de commun avec les guerres qu’elle accélère la concentration du capital, donc qu’elle laisse apparaître l’ossature d’un monde contemporain bâti sur et assujetti à l’idéologie dominante. Pour cette raison, le communisme se place en rupture, et sa renaissance semble nécessaire. Les désorientations factuelles mettent en effet en exergue et en danger la dialectique régie par l’idéologie dominante. Dans un monde aliéné par le capital, il faut faire du communisme le manifeste de notre orientation.
Badiou Alain, Remarques sur la désorientation du monde, Gallimard, Paris, 2022, 52p.