Le bonheur, sa dent douce à la mort (2020) est le dernier ouvrage de Barbara Cassin de l’Académie française mais également sa première autobiographie philosophique. Si l’on connaît la philosophe auteur (ou auteure, qu’elle préfère à « autrice ») d’études universitaires sur les sophistes (l’Essai sophistique), la traductrice d’Aristote et de Parménide et la philologue (citons également l’Éloge de la traduction ou le célèbre Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles), le grand public est peut-être moins familier de la vie de Barbara Cassin, entre une famille rescapée miraculeuse des affres de la guerre, René Char, Martin Heidegger, Alain Badiou et Gorgias.
Qu’est-ce qu’une « autobiographie philosophique ? Comment passe-t-on d’une simple anecdote à la formulation d’une idée philosophique ? Zone Critique est partie à la rencontre de l’académicienne pour qu’elle nous « raconte à sa manière des choses vraies. »
Le bonheur, sa dent douce à la mort
Zone Critique : Commençons par une question sur la notion même d’entretien, qui contient le risque pour la personne interrogée de ressasser les mêmes choses en les appauvrissant, comme vous le dites dans votre ouvrage : « […] je me retrouve pauvre, avec des mots usés pour répéter en moins bien ce qui devient par ma propre moulinette des éléments de langage loin des affects de découverte, d’invention, de hasard proliférant, et je ferais mieux de me taire. » Cette idée de « lien entre » semble être quelque chose de primordial dans votre pensée.
Barbara Cassin : Le mot « entre » m’apparaît plus pertinent que celui de « lien ». Ce qui m’intéresse, c’est plutôt le « gap », autrement dit le vide, l’interstice entre deux mondes, deux domaines, deux idées, deux auteurs, deux époques, ce qu’il n’y a pas plutôt que ce qu’il y a. Le lien est toujours « déjà là » ou toujours postérieur mais le moment qui m’intéresse est celui où l’on affronte le « gap ». Je commencerais donc par le manque, l’absence de rapport, la difficulté plutôt que par le lien.
Pour vous donner un exemple, je viens de terminer la rédaction d’un ouvrage, en collaboration avec Danièle Wozny, intitulé Les Maisons de la sagesse – Traduire [paru le 31 mars, aux éditions Bayard ndlr]1 ; je souhaitais comme sous-titre « Entre et avec », mais il n’a pas été retenu par l’éditeur, qui l’estimait, à juste titre sans doute, insuffisamment explicite. Mon idée est pourtant celle qui s’exprime-là, plutôt que celle de lien qui ouvre sur le commun, le « vivre-ensemble » (« faire le lien »), c’est-à-dire sur des bonnes volontés morales parfois exaspérantes. C’est la raison pour laquelle je me suis penchée sur les intraduisibles, à savoir sur les difficultés, les dysharmonies, les non-superposabilités entre les langues, les choses, les gens, les genres et les disciplines, difficultés qui me poussent à inventer quelque chose. C’est tout le sens de l’anecdote que je reprends dans mon ouvrage sur la rencontre entre René Char et Martin Heidegger au séminaire du Thor en 1969 : Heidegger établit une correspondance entre le philosophe et le poète : ils communiquent en faisant de grands gestes, chacun depuis son sommet, quand Char considère qu’ils sont plutôt comme deux prisonniers dans des culs-de-basse-fosse où, de temps en temps, par un petit trou dans l’épaisseur du mur, un rien parvient à passer.
Votre livre dénote par rapport à votre bibliographie, c’est la première autobiographie à laquelle vous vous livrez.
J’ai déjà écrit un recueil de nouvelles qui reprenait des éléments autobiographiques, intitulé Avec le plus petit et le plus inapparent des corps (Fayard, 2007). Dans ce cas précis, on peut dire que le titre, fait lien : c’est une phrase tirée de l’Éloge d’Hélène de Gorgias, qui caractérise ce grand maître qu’est le logos, le « discours ». Je voulais en effet publier ce recueil en même temps que L’effet sophistique, mais l’éditeur a refusé, sous prétexte que l’on avait déjà du mal à m’identifier comme philosophe et que publier ainsi des nouvelles brouillerait encore davantage les cartes. J’ai attendu mon entrée chez Fayard douze ans plus tard pour pouvoir sauter le pas et inaugurer par cette publication la collection « Ouvertures » que j’y dirige avec Alain Badiou. Il s’agissait déjà dans ce recueil du rapport entre poésie et philosophie, que j’aborde pour de bon dans « Le Bonheur, sa dent douce à la mort », et de la manière dont une biographie se compose de phrases dédiées, destinées ou adressées – celles que vous adressez et celles qui vous sont adressées. J’ai toujours écrit des poèmes, de la « littérature », j’ai même fait dans les années soixante-dix avec deux amis une revue de poésie murale « paraissant partout où elle peut ». Mais je crois bien que personne en France n’a lu ce recueil de nouvelles -je serais presque tentée de dire que personne ne sait qu’il existe, car il n’a jamais été recensé ; il a pourtant été traduit en vietnamien et en portugais, ce qui fait qu’il a sans doute été davantage lu dans une autre langue que le français. Cela ne m’a pas vraiment étonnée car ce livre inclassable se situe « entre » plusieurs types d’écriture. C’est en tout cas, je crois, une écriture de femme, qui met en série les récits de toutes sortes d’attachements et d’amours, comme des cailloux sur un chemin ponctué de dédicaces « à ». Pour l’anecdote, un homme est entré avec ce livre sous le bras dans une boutique tenue par mon fils à Nice en s’exclamant : « Je lis un livre formidable, quelle idiote de ne pas écrire toujours comme ça ! », sans savoir bien sûr que j’étais la mère de son interlocuteur. Même si c’est le seul lecteur, c’est consolant…Il faut préciser que votre autobiographie n’est pas comme une confession de Rousseau qui met en avant le « moi » dans toute sa nudité ; elle a plutôt pour objectif de montrer le passage de l’anecdote à l’idée.
C’est ce que dit le sous-titre : « autobiographie philosophique ». Je me suis vraiment posé la question : qu’est-ce qui dans ma vie a fait que je pense comme je pense ? De l’anecdote à l’idée : quels événements, quels hasards, quels accidents, quelles rencontres et, peut-être surtout quelles phrases, font que je fais comme je fais un quelque chose qui ressemble à de la philosophie ?
Je suis présidente du conseil scientifique du Campus Condorcet2 et à ce titre j’organise les Rendez-vous Condorcet3. Nous essayons par ce biais de faire en sorte que des chercheurs et des personnalités puissent se présenter devant des classes en posant cette question : pourquoi fais-je ce que je fais, et comment le fais-je ? L’historien Patrick Boucheron, par exemple, est venu parler, lors des Rendez-vous 2019-2020 qui portaient sur la thématique « Etre représenté, contribuer, faire société », du rapport des Florentins à la démocratie aux XIV-XVèmes siècles ; mais avant de faire sa conférence, il a d’abord présenté cela devant une classe, et là, il a répondu à la question de savoir ce que cela signifie pour lui de s’intéresser à la commune florentine, pourquoi et comment il est historien, sa manière de faire de l’histoire. Nos Rendez-vous de cette année 2020-2021 ont pour thème « Mémoire, langues, territoires » ; on s’y propose d’explorer la manière dont nous habitons les événements du passé et ceux du présent, comment ils nous atteignent et nous constituent à travers les récits, les images, les musiques, les langues, la mode, les objets. Il a par exemple été question du langage de la mode : comment parle-t-elle et que nous dit-elle de nous ? Nous avons à cette occasion invité notamment le styliste Guillaume Henry, directeur artistique de Patou, qui a d’ailleurs confectionné mon costume d’académicienne. Il est venu accompagné de son « aiguille » et de sa « souris » : l’aiguille est son assistante qui assure la coupe, et la souris celui qui est en charge de l’informatique et de la communication, du « e-marketing ». Devant des élèves de quatrième et de terminale technique, qui avaient fait des stages et se destinaient aux métiers de la mode, il a cherché à expliciter et à élargir les possibles : « Pourquoi et comment fais-je ce que je fais ? ». C’est la question que je me suis posée à moi-même, et c’est en ce sens qu’il s’agit d’une autobiographie philosophique. Je raconte la matière commune de l’anecdote et de l’idée, ce qu’on pourrait appeler avec Malebranche «la « cause occasionnelle ».
Qui dit passage dit transgression d’une frontière pour aller vers l’autre, l’interdit, l’inconnu. A chacun de ces concepts identifiés correspond un élément de votre parcours de vie : l’autre étant votre époux, l’interdit étant la fréquentation avec Heidegger, l’inconnu étant par exemple ce saut dans l’inconnu sauvage que représente votre déménagement en Corse. Si elle est sous-jacente, cette notion de frontière n’apparaît pourtant jamais exprimée explicitement dans votre ouvrage.
Je n’ai pas eu l’impression d’aller vers l’inconnu ou l’interdit, ni d’avoir transgressé. L’autre, l’interdit, l’inconnu, la transgression, ce sont des mots bien trop tranchés à mon goût, bien trop commodes peut-être aussi. Et surtout, je ne leur donnerais jamais le visage de quelqu’un. Ni de quelque chose – je n’ai pas perçu la Corse comme un inconnu sauvage, mais comme un bout de cosmos où je me sentais chez moi chez d’autres. J’ai plutôt procédé par étapes, en m’arrêtant partout où quelque chose était inattendu et se manifestait comme à découvrir, en suivant le kairos. Mon parcours peut sembler tout sauf classique (je ne suis par exemple ni normalienne ni agrégée) mais il n’a rien de transgressif. Si je devais définir la manière dont il me semble que je procède, je dirais plutôt qu’il y a beaucoup de synapses qui tombent, il y a plus de chemins possibles que ceux qu’on choisit finalement de prendre. J’aurais par exemple aimé être danseuse (j’avais commencé un parcours de petit rat de l’opéra) ou actrice de théâtre (j’ai suivi les cours de l’académie Charles Dullin), j’ai fait des poèmes dans la rue pendant longtemps, tout cela allait de soi. Mais petit à petit, certaines choses se défont toutes seules, on s’en détache parce qu’il y a trop d’obstacles à vaincre et que ces victoires elles-mêmes sont désagréables, ou parce qu’advient quelque chose de plus consistant et de plus inattendu. Plutôt que de frontière, j’ai envie de parler de « porosité », d’articulation entre plus d’un espace. Quand il n’y a plus qu’un seul possible, j’arrête, je « shifte » si je peux. Je tente un pas de côté pour retrouver de l’espace et des respirations.
L’ouverture aux possibles, le « shift », se matérialise également dans la traduction, qui est une tâche à laquelle vous avez consacré plusieurs ouvrages, notamment le Dictionnaire des intraduisibles.
Tout à fait, et dans ce cas, la traduction exige qu’on stationne « entre » et qu’on ne sache pas exactement ce qu’il y a en face ni d’où l’on part. C’est en stationnant entre qu’on voit les deux bords, qu’on comprend d’où l’on vient et où l’on va, le sensible se fait jour. Ce n’est pas la frontière qui est sensible mais le « gap », et le fait de s’y installer est magnifique. Comprendre qu’on ne comprend pas, cela fait beaucoup de bien, et cela permet de commencer à essayer de comprendre.
En parallèle de cela, on peut évoquer la thématique du double, visible déjà dans le titre avec la superposition de bonheur et de mort, mots apparemment contradictoires. Cette conscience de la mort apparaît d’ailleurs très tôt dans votre enfance, qui n’est finalement pas si insouciante que cela.
Les enfants savent que la mort existe, que tout a une fin. Les parents vont manquer un jour. J’ai toujours eu cette impression, quand je regarde mes enfants ou mes petits-enfants, qu’à partir du moment où ils ont une conscience de vie, celle-ci est doublée d’une conscience de mort. Cela, les Grecs le savaient très bien, et c’est pourquoi les dieux pouvaient être jaloux des hommes.
Le double se traduit également par le mensonge, qui est une sorte de miroir4. Vous réhabilitez en quelque sorte le mensonge que vous présentez comme un impératif catégorique et un art de combat. Quelle est la part de mensonge dans une autobiographie ?
Elle est indescriptible. Je ne crois pas présenter le mensonge comme un impératif catégorique, mais je proteste en effet contre le vérité, la Vérité, comme impératif catégorique ! Et cela précisément parce que le mensonge est un art de combat. Un art attentif, efficace, et souvent généreux. Mais mon autobiographie n’est pas un combat. Dans la mesure où je refuse la Vérité avec un grand V, il n’y a pas non plus de mensonge dans cette autobiographie. Je ne raconte pas de choses fausses, mais je raconte à ma manière des choses vraies. Cela peut signifier aussi que j’ai raconté faussement, mais qui juge ?
Cette réhabilitation du mensonge vous vient des sophistes qui l’érigent en art de combat. L’expérience de votre famille qui a dû mentir pour survivre durant la Seconde Guerre en raison de leur judéité, a-t-elle également joué un rôle dans cette identification du mensonge en tant qu’art du combat ?
Je partage vraiment l’expérience de Hannah Arendt. Ma famille était juive en effet, des deux côtes. Mais je n’ai pris conscience d’être juive que par l’entremise d’un tiers : cela ne s’est, pour moi, jamais traduit autrement que par la réponse « oui, je suis juive », quand on me traite de « sale juive ». Par ailleurs ma mère m’a fait baptiser catholique, « pour que ça ne se reproduise pas », et j’ai reçu assez petite une éducation religieuse pleine de charme, juste en lisant la Bible. Le mot judéité m’énerve d’autant plus que je n’aime pas la morale. Ni la vérité ni le mensonge ne sont mon problème. Je me suis d’ailleurs demandé pourquoi cela ne me concernait pas et c’est aussi la raison pour laquelle je me penche sur ces anecdotes de mon fils en train de dire « menteur » ou celle de ma mère mentant avec beauté aux nazis. Cela renvoie au fameux impératif catégorique de Kant, qui se pose la question à lui-même et qui explique pourquoi il ne faut pas mentir du tout, en aucune circonstance. Je pense au contraire qu’il ne faut pas accorder d’importance à la vérité ou au mensonge. Cela ne s’explique pas par une sorte d’atavisme qui renverrait à ma « judéité ». Il s’avère simplement que les choses se sont intriquées de cette manière. Ce n’est pas parce que les sophistes mentent qu’ils m’intéressent, et d’ailleurs ils ne mentent que pour Platon et Aristote. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’ils font voir de ce qui est caché, à savoir que l’ontologie de Parménide n’est jamais que de la sophistique réussie. Parménide s’est très bien débrouillé et c’est grâce à Gorgias que j’ai compris comment et pourquoi son Poème était génial, et autrement que Heidegger.
Vous procédez à une autre façon de faire de la philosophie, qui s’exprime par votre style, par les mots que vous employez. Comme vous le dites, vous philosophez comme cela vient, en peintre, par inspiration. Vous ne suivez donc pas l’idée, le concept pris comme un a priori mais l’effet. Peut-on dire de manière empirique ?
Je découvre, quand je travaille, des choses auxquelles je n’aurais pas songé auparavant. Quand vous commenciez l’entretien en lisant la phrase sur la crainte de l’appauvrissement du langage qui se répète, c’est absolument lié à cela, la peur de me répéter. La forme est issue du rapport que l‘on a avec le travail. On peut appeler cela l’idée mais il n’y en a pas qu’une. C’est le trouble qui compte, le « entre » et non le « un » ni la majuscule. Ce qui explique ma complémentarité avec Alain Badiou : lui travaille sur l’Idée, le Vrai, avec des majuscules, moi jamais. Les majuscules m’énervent.
Cela se retrouve aussi dans votre intérêt pour les sophistes, que vous réhabilitez. Dans quelle mesure cela vous paraît-il important finalement de prendre le parti de Gorgias ou Protagoras, contrairement à ce qui peut être enseigné en philosophie de terminale ?
N’importe quel texte de Platon fournit des pseudopodes qui compliquent ce qu’il dit. Les sophistes sont détestables, mais « il ne faut pas oublier que ». Par exemple ne pas oublier que Socrate a été condamné à mort sous les mêmes chefs d’accusation que ceux que Platon inflige aux sophistes. Je me qualifie de philologue car j’aime lire les textes avec les élèves et cela va toujours plus loin qu’une idée de manuel.
Un autre thème central est le bonheur. Vous expliquez en cela que les mortels ont cet avantage sur les dieux qu’ils sont mortels et conscients de leur mortalité, d’où la capacité d’être heureux car le bonheur ne dure qu’un temps. Avoir conscience de sa fin prochaine est-elle une condition du bonheur ?
La condition du bonheur n’est pas d’avoir conscience de sa fin prochaine, mais de savoir que nous sommes mortels. Être conscient qu’il y a la vie et la mort. Les dieux s’ennuient car pour eux il n’y a que la vie, sans doublure. Ce que j’aime beaucoup dans la phrase de Rimbaud (« Le bonheur, sa dent douce à la mort, m’avertissait dans les plus sombres villes »), c’est que la doublure est marquée : la mort est la doublure du bonheur. C’est ce que les dieux ne connaissent pas, et de fait leur bonheur n’est et ne peut pas être le même. Zeus va de femme en femme, pour tromper son ennui et la sempiternelle jalousie d’Héra, mais c’est bien toujours la même chose. Don Juan, lui, est mortel et il a, de ce fait, peur tout le temps, sa peur comme sa jouissance, extrêmes, sont liées à la mort. Mais je voulais beaucoup plus simplement dire que j’avais expérimenté une autre perception du temps, qui permettait au bonheur d’être à sa place en présence de la mort.
Vous racontez dans votre ouvrage le couple que vous formiez avec votre époux, un couple de deux personnes radicalement différentes. Aviez-vous conscience que vous reproduisiez à peu près le même schéma que celui de vos parents, qui étaient eux-mêmes deux opposés ?
Mes parents avaient des folies différentes mais sans être eux-mêmes très différents l’un de l’autre. Pour reprendre des catégories déjà utilisées, ils étaient juifs et peintres, l’un était dandy et l’autre provinciale. Mais ils avaient probablement plus de points communs que mon mari et moi. Ce qui nous était commun, à lui et moi, c’est que chacun avait conscience que l’autre était différent, nous étions étonnés et admiratifs de ce qu’on ne savait pas faire soi-même, et nous étions heureux que l’un reconnaisse en l’autre quelque chose d’inatteignable seul. C’est toujours plus intéressant quand une paire est dépareillée.
Vous écrivez qu’ « un désir est un besoin encore plus que le besoin ». Pouvez-vous préciser ? Ne sommes-nous pas dans une société du désir, de l’immédiateté ?
Je fais référence à la formule « à chacun selon ses besoins », qui est une phrase sublime de Marx. Cette phrase a été remplacée dans la Ville ouverte de Godofredo Iommi, au Chili, par « à chacun selon ses désirs », qui engage à aller un cran plus loin. Notre société est une société du désir, certes, mais pas selon l’adage « à chacun selon ». Si c’était « à chacun selon ses désirs », on réfléchirait à deux fois à ses désirs. Ils seraient plus convaincants pour soi-même, plus importants, plus réels. Dans les agoras de la Ville ouverte, dire son désir, ce n’est déjà pas si simple. Convaincre que son désir vaut la peine, et qu’on peut tous s’y mettre pour le satisfaire, c’est très exigeant. Mais cela reste une citation contextualisée.
En quoi la figure d’Homère est-elle centrale pour vous ? Est-ce parce qu’il fait le lien entre poésie et philosophie, entre logos et muthos ?
J’ai le projet d’écrire un livre intitulé Homère en philosophe. Je ne dis pas qu’Homère est philosophe, mais je le lis en philosophe et je lis en lui un philosophe. On peut le démontrer sans doute avec tous les grands poètes (Dante etc.). Ce qu’il dit, quand il poétise, est de la haute philosophie. Le lien est là, comme avec tous les poètes.Vous retrouvez ce lien plus tard avec l’échange entre Heidegger et Char au séminaire du Thor. Ce séminaire a eu lieu en 1969, un an après Mai 68. Comment avez-vous vécu Mai 68 ? Comme une libération ? Une ouverture des possibles ?
Cela coïncidait avec un certain âge. Je n’avais jamais considéré que la politique pouvait m’intéresser et voilà que, soudain, c’était à nous d’en faire. C’est là une immense ouverture. Mai 68 a modelé ceux qui l’ont vécu avec bonheur. C’est comme un amour. Il vous fabrique. Quant au séminaire, je n’attendais rien a priori. J’étais heureuse d’y être et qu’on me propose d’en faire partie. J’en ai retiré une transformation lente de vie, quelque chose qui n’est pas terminé.
Vous faites une allusion, dans votre ouvrage, à ce phénomène actuel de la cancel culture, que vous opposez à la manière intelligente qu’ont eue les Sud-Africains après l’apartheid de confronter leur passé, leurs différentes cultures. Que cela vous évoque-t-il ?
J’y oppose l’exemple de Mandela, comme je le fais dans mon ouvrage. La polémique très récente sur la traductrice de la poétesse noire américaine Amanda Gorman qui a été empêchée de faire son travail parce qu’elle n’est pas elle-même noire est d’un ridicule absolu. Pour moi, c’est le contraire du « entre », de ce qu’est une traduction. Je crois que tous les traducteurs seront d’accord. Plutôt que de déboulonner la statue de Colbert, je préfère mettre le petit écriteau que Mandela posait au milieu des salles d’un Musée suintant le racisme : « Que pensez-vous de ce que vous voyez ? »
Comment la philosophie, fût-elle grecque ou autre, peut-elle nous aider en cette période troublée que nous traversons ?
Penser ne fait jamais de mal. La philosophie, si elle peut enseigner quelque chose, c’est à prendre le recul et le temps nécessaires pour juger. « Et toi, il te faut supporter d’être mesure », disait déjà Protagoras. Le jugement, c’est la faculté politique par excellence : je suis là-dessus pleinement d’accord avec Hannah Arendt. Y compris le jugement de goût : le goût, cet inclassable qui dépend de tant de paramètres socio-culturels, le goût, disait-elle, est une faculté politique…
Pour ma part, la philosophie, ou quelque chose comme la philosophie, me fait faire deux choses en ce moment. Poursuivre mon travail sur la traduction comme savoir-faire avec les différences, mais dans le concret, au sein de cette association que nous avons créée, les « Maisons de la sagesse-traduire », pour inventer par exemple de nouveaux dispositifs d’accueil, les « Glossaires de l’administration française » : ils permettent en même temps à ceux qui accueillent et à ceux qui sont accueillis de percevoir et de traverser les épaisseurs de cultures différentes, qu’implique le seul fait de remplir un questionnaire d’identité. Et puis je viens de servir de marraine à une collection « Au cœur des mythologies » : vaille que vaille, elle présente pour moi l’intérêt de faire percevoir au grand public accoutumé à vivre au milieu des monothéismes qu’il existe avec le paganisme des Anciens quelque chose comme un panthéon, bien différent d’une église, avec une pluralité de dieux, comme nous en pire et en mieux ; et que les hommes habitent un cosmos, ordre et beauté, partagé non seulement avec ces dieux qu’ils racontent, mais avec les animaux, les plantes, la nature …
1 Du réseau éponyme (https://maisonsdelasagessetraduire.eu/)
L’ouvrage revient sur ces Maisons « qui sont aujourd’hui un lieu d’accueil où sont créés des glossaires bilingues pour l’administration française, où sont promues des Banques culturelles solidaires, où s’élabore le Dictionnaire des intraduisibles des trois monothéismes. »
3 Rencontres citoyennes, ouvertes à tous les publics et à toutes les générations, qui tentent d’éclairer de manière interdisciplinaire les enjeux des sociétés contemporaines et de mettre en travail le rapport entre le Campus et ses lieux d’implantation, en mobilisant chercheurs, responsables culturels, enseignants et habitants de la Plaine Commune.
4 Évoquons l’anecdote de votre fils qui se regarde dans le miroir et désigne son reflet en disant « menteur ! »