Dans ce court essai, l’historienne de la culture contemporaine Bénédicte Delorme-Montini revient sur la définition, la généalogie et les développements du « moment post-moderne » que traversent – et qui traverse – nos sociétés.

Le concept de postmoderne fait partie de ces mots qui, répétés à l’envi, restent néanmoins indéfinissables pour la majorité des gens qui les emploient – il en va d’ailleurs de même pour des notions telles que le néolibéralisme ou le fascisme, le marxisme culturel ou le wokisme. Le premier mérite de cet ouvrage est de cerner avec précision son sujet, en analysant à travers le « post-moderne » à la fois le mouvement intellectuel du postmodernisme et la situation de la postmodernité.

Définition et généalogies du post-moderne

Comme nombre d’auteurs s’étant intéressés au post-moderne, Bénédicte Delorme-Montini pense avant tout le post-moderne comme étant en rupture avec le moderne. Définissant la modernité comme une tension entre ordre et mouvement, elle caractérise la post-modernité comme une époque où la déconstruction va au-delà de la rupture révolutionnaire, et devient une totale liberté dépourvue de toute limite et de tout sens. Il ne s’agit plus de lutter contre le passé pour instaurer un futur, mais de vivre « un présent comme temps libre d’innovation. » 

Cette longue citation résume assez bien la manière dont le post-moderne est ici saisi : « L’individu se considère libéré de toute détermination et de tout statut assigné. Il se sent dégagé du poids du passé comme de celui du collectif, les deux allant de pair puisque le collectif s’inscrit dans une continuité des temps qui transcende l’existence de ses membres présents. Alors que l’individu était défini par l’identification sociale qui le constituait largement en héritier, il aspire désormais à n’être fidèle qu’à son authenticité, notion pivot du nouvel individualisme. La démarche est grevée toutefois par ce paradoxe que l’authenticité implique une essence à respecter ou à recouvrer, donc une détermination innée, alors que le rejet des influences et de l’identité substantielle par le post-moderne nourrit le fantasme d’une autonomie intégrale. »

Dès le prologue, les termes du sujet sont clairement posés, les définitions énoncées. Puis le texte nous offre une généalogie du post-moderne, reprenant des épisodes connus tels que la French Theory ou la pensée queer, mais aussi le rôle de l’antihumanisme heideggérien ou encore l’origine architecturale du concept même de « post-modernisme » – ironie de l’Histoire, le post-moderne se traduira en architecture par deux courants se construisant contre le post-modernisme architectural, qui était encore trop moderne.

Une politique et une esthétique liquéfiées

À la suite de cette généalogie, le texte examine les conséquences du post-moderne dans la politique, puis dans l’art. En politique, « le post-moderne, comme courant intellectuel ou comme sensibilité culturelle, est l’expression radicale d’une nouvelle condition collective, le symptôme d’une rupture dans la manière d’être les sociétés. » Ainsi, l’individu refusant d’être amalgamé dans le collectif, l’intérêt général devient une simple somme des préférences particulières. De plus, la focalisation de la pensée postmoderne sur le langage – qui confine presque à la pensée magique – fait de ce dernier un simple instrument performatif, et l’empêche de servir à un débat qui soit articulé au réel, réel que le langage devrait représenter. Dans le moment post-moderne, chaque groupe, chaque individu, chaque sensibilité s’exprime par un langage propre, qu’il serait inacceptable de comparer à un réel objectif ou un langage commun surplombant. Dans ces conditions, ni décision ni débat public ne sont possibles : l’agora redevient une simple place de marchés entre discours concurrents mais tous également incontestables.

Dans le moment post-moderne, chaque groupe, chaque individu, chaque sensibilité s’exprime par un langage propre

De même, en esthétique, la disparition des grands récits, des avant-gardes et des hiérarchies transforme la scène artistique post-moderne en un vaste magma contradictoire d’œuvres hétéroclites qui, toutes au nom de cette fin de la hiérarchie et de toute tradition, défendent des principes absolument opposés – par exemple l’originalité absolue pour les uns et la dépersonnalisation totale pour les autres. Aux yeux de Bénédicte Delorme-Montini, l’art qui incarne le mieux le post-moderne est le rap, qui naît à la rencontre d’une culture minoritaire et de la tendance occidentale anti-traditionnelle que porte le post-moderne : ce genre musical permet à la fois de respecter l’authenticité du dominé (en l’occurrence, la culture afro-américaine) et de rejeter le passé dominant. De plus, au fur et à mesure de son évolution, la déstructuration de la langue du rap va croissante, le second degré s’invite, les citations et les allusions se multiplient et les niveaux de lecture s’additionnent, en faisant ainsi un « œuvre ouverte » intertextuelle – caractère dont Umberto Eco avait déjà fait la marque du postmoderne.

L’intertextualité, un monopole post-moderne ?

En toute modestie, on se permettra de remettre en cause cette idée d’Eco, presque devenue une idée reçue, d’une post-modernité se caractérisant par des références intertextuelles, des citations, des détournements, des réinterprétations. Il semble en effet assez évident que l’art moderne recourait tout autant à ce genre de procédés. Prenons un seul exemple : Balzac, père français de ce genre moderne entre tous qu’est le roman réaliste. La Comédie humaine fourmille à la fois de références intertextuelles entre ses différentes œuvres avec les personnages qui s’y croisent, d’allusions voilées à des personnalités dont les personnages s’inspirent, de mentions directes à l’actualité politique et littéraire, mais aussi de références (qu’elles soient explicites ou implicites) aux œuvre d’artistes et d’écrivains précédents ou contemporains que Balzac admirait. Il écrivit d’ailleurs des Contes drolatiques inspirés de Rabelais, où il créa une langue du XVIᵉ siècle qui, en réalité, n’avait jamais existé. Or quoi de plus post-moderne que de réinventer ainsi un passé qui n’est en réalité qu’une projection de ce que le présent, ce « temps libre d’innovation », veut y trouver ?

  • Référence : Bénédicte Delorme-Montini, Le moment post-moderne, Gallimard, coll. « Le débat », Paris, 2024