Bertrand Blier est décédé le 20 janvier 2025. Pour lui rendre hommage, nous publions l’entretien réalisé avec lui en 2023 pour notre numéro sur la Fête. Bertrand Blier avait accepté de revenir sur son activité de réalisateur, étroitement liée à son activité d’auteur. Au fil de la conversation, il nous a livré un regard rétrospectif sur une vie et une œuvre dans lesquelles littérature et cinéma se mêlent et s’entremêlent avec bonheur.
Relire Les Valseuses aujourd’hui après avoir vu le film, est fascinant parce qu’on retrouve bien les images. Cependant, dans le livre, il y a beaucoup de scènes qui sont plus développées, plus romanesques. Il est intéressant de voir ce que vous avez coupé et ce que vous avez sélectionné pour le film. Par exemple la fin.
Je l’ai complètement coupée. J’avais une fin qui était impeccable, extraite du bouquin : la voiture dérape, ils tombent dans le ravin et ils meurent. Le film se termine comme ça, je dis à mon producteur que le film est terminé et qu’on peut le montrer aux Américains. On fait le rendez-vous de production avec des Américains qui voulaient le film, la projection se passe bien, et à la fin, le distributeur américain vient me voir et me dit : « Ce n’est pas possible qu’ils meurent, ils sont trop sympathiques. » C’était un distributeur américain très sympa, il m’a demandé de refaire une fin différente.
Pour la réédition, avez-vous cherché à modifier des passages du roman ?
Non, pas du tout. Que peut-on modifier ? Il ne faut pas toucher à un roman.
C’était important pour vous de refaire paraître ce roman, en même temps qu’un nouvel ouvrage : Fragile des bronches ?
Publier les deux en même temps était une bonne proposition des éditeurs. C’est pas mal, deux bouquins qui sortent ! ça fait qu’on a un écrivain vivant. [Rires].
Cela nous permet de retrouver à la fois le Blier cinéaste et le Blier romancier. Mais vous avez également écrit une pièce de théâtre.
J’ai écrit une pièce de théâtre en effet. J’ai eu cette chance. Elle a été un triomphe. C’est un bon souvenir qui m’a entraîné à en réécrire une autre, qui elle n’a pas marché du tout. C’est ainsi : le spectacle marche ou ne marche pas.
On vous connaît comme cinéaste, mais peut-être un peu moins comme écrivain. On sait à quel point votre cinéma est perclus de références littéraires et surtout d’un art du dialogue qui vous est propre. Peut-on dire que pour vous le cinéma est indissociable de l’écriture ?
Non. Enfin, c’est vrai que ça marche quand même pas mal ensemble. C’est-à-dire que moi c’est spécial, j’aime ça ; alors j’ai tendance à dire que le cinéma peut très bien se marier avec la littérature, ce qui n’est pas toujours vrai. Mais si on prend l’exemple de Fragile des bronches, là c’est du cinéma à l’état pur, me semble-t-il. Sinon j’aurais écrit le bouquin autrement.
Je pense en images et j’écris en images. Mon écriture n’est pas éloignée du cinéma
Est-ce à dire que lorsque vous réfléchissez à un livre, vous pensez déjà en cinéaste ? Vous pensez en images ?
Je pense en images et j’écris en images. Mon écriture n’est pas éloignée du cinéma. C’est emmerdant d’ailleurs puisque parfois je suis coincé entre le cinéma et la littérature et je ne sais pas quoi choisir. Il est en vérité difficile de répondre à ce genre de questions, concernant les différences qui existent entre le cinéma et la littérature, parce qu’il n’y en a pas. Il y a pas mal de gens qui ont écrit et fait des films. Truffaut, par exemple, écrivait pas mal de choses. Ce n’était peut-être pas un écrivain, mais quand on regarde ses films, on constate que c’était quand même un écrivain à sa manière. Il n’y a en un sens rien de plus littéraire que les films de Truffaut, et en même temps on a le sentiment que ça ne pouvait être que du cinéma. Pour Les Valseuses, j’ai hésité, je me suis cherché. C’était mes débuts alors. Quand j’avais vingt ans je n’étais pas connu ni comme metteur en scène, ni comme cinéaste, ni comme écrivain. Mais, vous savez, écrire un bouquin c’est très facile, et en même temps c’est un boulot de chien. Donc il faut se lancer quoi. Et je me suis trouvé plus à l’aise dans le milieu littéraire. J’avais des atouts en cinéma, mais c’est très dur. Écrire un bouquin c’est certes difficile, mais toujours possible. Faire un film c’est possible aussi mais ça exige immédiatement d’autres moyens. J’ai évidemment été influencé très tôt par la littérature et l’objet romanesque, chez mes parents il y avait une collection de livres absolument effrayante. Souvent, quand j’ai une idée, je sens une forme de confusion entre le cinéma et la littérature : je veux démarrer quelque chose, mais je ne sais pas immédiatement comment l’écrire, donc j’essaie au cinéma. Mais quand j’y pense, et c’est un peu le paradoxe, le cinéma est toujours ce qui me paraît le plus compliqué.
Dans les années 1980, vous avez un jour déclaré que votre œuvre avait trois dimensions : la truculence, le fantastique – ce que l’on retrouve un peu dans Buffet froid peut-être – et le sentimental. Mais on peut aussi se dire qu’il y a dans vos films à la fois une passion pour la contradiction humaine, la misanthropie et le pessimisme.
Oui bien sûr. C’est mon tempérament, il y a de la noirceur. C’est surtout très agréable de l’écrire. Manipuler la noirceur sur du papier, c’est agréable. Au cinéma ça marche tout seul : on appuie sur un bouton et il y a plein de personnes qui se mettent à travailler. C’est une industrie, c’est un truc lourd.
On parle souvent du lien entre littérature et cinéma dans votre œuvre, mais la musique est également très présente dans vos films. Il y a du jazz dans Fragile des bronches. Il y a du Schubert dans Trop belle pour toi. Stéphane Grappelli a composé la musique des Valseuses…
Ça a l’importance que ça doit avoir. C’est très important quand on fait des films, de savoir avant si on va avoir du Grappelli ou du Schumann. Moi j’ai tendance à penser que la musique c’est très important surtout si on la méprise un peu. Il faut la traiter comme une pute. C’est vrai que lorsqu’on prend un impromptu de Schubert et qu’on le place sur une scène, il y a un côté mauvaise manière. Parce que le cinéma c’est pas un truc élégant. Alors que la musique oui, Schubert c’est élégant. D’ailleurs, tout le monde aime bien utiliser du Schubert. C’est très beau, très efficace sur les images. Mais en un sens c’est peut-être trop facile, d’où ma comparaison provocatrice avec les femmes de petite vertu : si l’emploi de la musique embellit trop facilement votre film c’est sans doute qu’il y a du hareng sur la gelée de coing. En un sens, le cinéma n’est pas élégant – du moins pas toujours – parce qu’on a affaire à une industrie et à des mecs qui cherchent du pognon pour faire des films. Donc il y a forcément une démarche un peu louche.
Mais est-ce que ce n’est pas constitutif du cinéma depuis la Nouvelle Vague ? Est-ce que ce n’est pas là le caractère de brigandage de chercher à faire un film et c’est comme ça qu’on fait des chefs-d’œuvre ?
Oui, on peut en faire sans être un brigand. On peut aussi être un brigand et faire des films classiques. Le cinéma c’est un truc qui a de la grâce quand même. Quand on rentre dans un cinéma de qualité pour aller voir un film de qualité, ça a beaucoup de grâce, c’est merveilleux. La musique vient se glisser là-dedans. Mais en même temps il y a des films dans lesquels il y a très peu de musique et une musique très gracieuse. Comme par exemple un film pour lequel Delerue a composé la musique. Il a beaucoup de talent ! Le cinéma est un métier qui englobe tous les autres. On est au centre : on peut écrire, on peut tourner des plans, tourner des séquences, on peut faire du théâtre, on peut tout faire. Si on a la grâce, ça marche bien, ça se mélange, ça forme une bonne soupe. Et d’ailleurs les metteurs en scène de qualité comme Truffaut, qui est un maître, n’avaient peur de rien.
Il y a dans votre cinéma une recherche de l’exubérance des personnages, qui peuvent être obscènes. Mais l’obscénité n’est pas gratuite : il y a un travail de l’humain qui cherche à purger quelque chose. La violence n’est pas juste là pour faire du tapage, elle répond à quelque chose.
Pas dans tous les films, mais dans certains oui. La violence répond à une douleur. Mais dans Buffet froid par exemple il n’y a pas tellement de violence. On tue onze personnes mais enfin ce n’est pas violent. Ce n’est pas terrible. La violence peut se trouver ailleurs que dans la mort. Dans Tenue de soirée par exemple il y a des scènes d’une grande violence, bien plus que dans Buffet froid. C’est venu après : Buffet froid est un film que j’ai fait lorsque j’étais jeune. Tenue de soirée est un bon film, qui n’était pas un roman. C’est une histoire que j’avais mise de côté pour Gérard Depardieu et Patrick. Patrick n’a pas pu faire le film pour des raisons que vous connaissez, alors j’ai pris un autre acteur. J’ai revu par hasard hier soir avec mes enfants le film Police de Pialat. C’est un très bon film. C’est l’un des meilleurs de Pialat, très violent, très bordélique.
Qu’est-ce qui vous plaît chez Pialat ?
Pialat faisait des grands films. Il avait des difficultés comme tout le monde pour les faire. C’était un mec assez marrant que j’ai un peu connu. Ce que j’aimais bien chez Pialat c’est qu’il était toujours de mauvaise humeur.
En repensant à vos films, j’imagine qu’on doit beaucoup vous parler de vos dialogues, on a aussi parlé tout à l’heure d’une forme de noirceur, mais souvent vos films sont drôles. C’est quelque chose que l’on ne voit peut-être pas tout de suite, du moins on préfère ne pas voir.
Quand on voit mes films au cinéma on peut profiter du dialogue. Mais pour moi le dialogue c’est pas un truc passionnant, c’est un truc qui vient tout seul. Il ne faut pas faire de beaux dialogues. Il faut faire des dialogues crados. Si on fait des beaux dialogues ce n’est pas des bons dialogues. Audiard ne faisait pas de très belles phrases et il avait un débraillé qui était plaisant. Il était très fort.
Il ne faut pas faire de beaux dialogues. Il faut faire des dialogues crados.
C’est le rapport aux acteurs qui dirige le dialogue ? Parce que quand on pense à vos films on pense aux grands acteurs, à Depardieu ou Dewaere notamment.
Oui bien sûr....