Au cœur du Cloître des Carmes, Black Lights déploie avec puissance un choeur de paroles de femmes. Les voix et les corps de huit interprètes, mises en scène par la chorégraphe Mathilde Monnier, font résonner les textes saisissants de neuf autrices au sujet des violences sexistes et sexuelles. Spectacle-manifeste coup de poing de cette 77e édition du Festival d’Avignon, Black Lights s’impose comme un mouvement percutant vers l’écoute.

Légitimer les récits

À l’origine de ce spectacle chorégraphique, il y a les écrits de neuf autrices (Agnès Desarthe, Siri Hustvedt, Niviaq Korneliussen, Lola Lafon, Grazyna Plebanek, Monica Sabolo, Ersi Sotiropoulos, Lize Spit et Alice Zeniter). Des textes commandés pour la série télévisée H24 diffusée sur Arte, réalisée par Valérie Urrea et Nathalie Masduraud, mettant en lumière les très nombreuses facettes des violences sexistes.

La parole se découpe entre les comédiennes avec fluidité et cohérence et les histoires se complètent, dressant l’alarmant portrait d’une identité de femme.

Dans chacun des récits sélectionnés par la chorégraphe Mathilde Monnier, le verbe, puissant et incisif, rappelle qu’il y a « quelque chose qui ne va pas » : de l’obligation de porter des talons à la pédocriminalité, en passant par le voyeurisme de vestiaire, les violences conjugales ou encore les sifflements de rue, on se retrouve face à l’étourdissante somme de toutes les violences. Cette somme qui se déploie insidieusement dans tous les aspects de la vie, à tous âges, dans tous pays.
Au plateau, huit personnes identifiées comme femmes, d’origines et d’âges différents, portent ces textes. Cette matière, Mathilde Monnier l’a voulue avant tout textuelle : la parole se découpe entre les comédiennes avec fluidité et cohérence et les histoires se complètent, dressant l’alarmant portrait d’une identité de femme. Les huit interprètes s’approprient totalement les mots des autrices : elles y mettent chacune une énergie propre menée par la colère, la mélancolie ou encore l’ironie, mais trouvent toutes, dans ces mots, une promesse de liberté.

Je danserai ma colère

© Christophe Raynaud de Lage

C’est dans le « caractère énonciatif » et l’état d’esprit « percussif » de ces neuf textes que Mathilde Monnier a vu le point de départ de sa recherche du mouvement. Il s’agit avant tout de délivrer une parole à un public : les corps sont droits et les regards publics tenus. Ce sont ces regards dont on se souvient le plus, ceux qui n’accusent pas mais qui nous identifient en tant que destinataires. Qui nous rappelle que nous sommes observant·es, tant d’un spectacle que d’un système.

Il y a une sororité du geste, une réunification chorale qui suit le temps des mots.

Sur ce plateau, les huit interprètes ont quelque chose des messagers de tragédies grecques, chargés de faire, par les mots, le récit d’une violence trop grande pour être représentée. Le mouvement anime les corps moins dans le temps de la parole que dans ses interstices, lorsque le chœur de femmes se réunit. C’est la fin de la phrase qui appelle la danse : un mouvement s’engage dans le corps, puis se diffuse entre tous les autres. Il y a une sororité du geste, une réunification chorale qui suit le temps des mots.

C’est à la fois un champ de cendres et la perspective d’un nouveau départ de feu.

Le spectacle en lui-même est un mouvement, un crescendo vers un renversement. Sur le plateau, d’étranges masses rocheuses calcinées dégagent de la fumée : c’est à la fois un champ de cendres et la perspective d’un nouveau départ de feu. Subrepticement, la création sonore laisse échapper des craquements digitaux, semblables au crépitement d’une flamme. Ce brasier se diffuse dans les corps, en réponse à ces récits à la violence et la régularité devenues insupportables. Dans un magnifique et puissant final, les huit interprètes nous font face et dansent cette colère avec une liberté saisissante.

« Il ne s’est rien passé et j’ai envie de pleurer ». C’est peut-être ce qui résume le mieux la violence : lorsqu’il ne se passe « rien » mais que la peur est là, tout le temps. Lorsque l’on demande aux femmes de ne pas « exagérer », et qu’on leur répète qu’il ne s’agit que d’un « ressenti ».
Le chœur de femmes que chorégraphie Mathilde Monnier agit comme de la lumière noire : il éclaire les parties invisibles de ce réel que nous connaissons pourtant toutes. Polyphonie de paroles et de corps portée par des comédiennes et danseuses de grand talent, Black Lights impose un moment d’écoute véritable dont on garde longtemps l’écho.

  • Black Lights, chorégraphié et mis en scène par Mathilde Monnier, inspiré de H24, série pour ARTE de Valérie Urrea et Nathalie Masduraud, avec les textes d’Agnès Desarthe, Siri Hustvedt, Niviaq Korneliussen, Lola Lafon, Grazyna Plebanek, Monica Sabolo, Ersi Sotiropoulos, Lize Spit et Alice Zeniter, interprétés par Isabel Abreu, Aïda Ben Hassine, Kaïsha Essiane, Lucia Garcia Pullés, Mai-Júli Machado Nhapulo, Carolina Passos Sousa, Jone San Martin Astigarraga et Ophélie Ségala.

Crédit photo : © Christophe Raynaud de Lage