Si les 40 ans de la mort d’Aragon sont l’occasion de célébrer le poète dans la seconde moitié du XXe siècle, c’est aussi celle de revenir sur la parole militante, au travers de deux recueils réédités pour l’occasion : Persécuté persécuteur, en collection « Blanche » aux éditions Gallimard et Hourra l’Oural, aux éditions Denoël. Deux recueils présentés par Zone Critique dans le cadre de son dossier consacré aux 40 ans de la mort de l’auteur.

Du premier, paru en 1931, on reconnaîtra quelques moments poétiques bien connus comme « Prélude au temps des cerises » ou « Front Rouge ». Du second, paru en 1934, on lira d’abord la préface de Dan Franck, qui coupera court à toute posture idéologique de refus face à une parole militante qui ne s’entend qu’en contexte, bien que l’on puisse regretter le manque de notes, balisant ça ou là les multiples références géographiques, historiques ou culturelles du poète. Un même reproche que l’on pourrait adresser au premier recueil, à l’exception sans doute de la note finale qui invite le « lecteur souhaitant des précisions » à consulter les notes d’Olivier Barbarant dans le premier volume des œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade. Quand une époque cherche à régler ses comptes avec tous ses génies, elle suppose sans doute qu’on lui oppose quelques précisions autoritaires et précieuses – sauf à y voir l’heureux pied de nez à ces petits réfractaires sans conscience historique, rappelant le primat du plaisir du texte. Aussi est-ce le pari qu’il faudrait faire ici, tant les mots portent, tant la parole poétique réveille en nous l’exaltation du combat politique – une exaltation qui ne saurait être de trop aujourd’hui ; préférer la ferveur à l’enlisement.

Quand on refuse on dit non

Persécuté persécuteur ouvre au lecteur contemporain cette énergie. Promesse du communisme comme renversement, poésie portée notamment par la démarche dialectique de dépassement du constat d’écrasement, ce recueil militant emporte par la fougue qu’il place dans l’action poético-politique, ou comment le persécuté accomplit sa synthèse de persécuteur et dévoile l’horreur de l’aliénation, travaille à l’émancipation. On y trouve donc le fameux « Front Rouge » d’abord paru dans la revue Littérature de la Révolution mondiale, qui vaudra une inculpation à Aragon, poème qui marque aussi progressivement la rupture avec Breton, poème puissant pourtant qui tape sur le bourgeois non sans humour et verve, jusqu’à la puissance de l’appel politique :

« J’assiste à l’écrasement d’un monde hors d’usage

J’assiste avec enivrement au pilonnage des bourgeoise

Y a-t-il jamais eu plus belle chasse que celle que l’on donne

à cette vermine qui se tapit dans tous les recoins des villes

Je chante la domination violente du Prolétariat sur la bourgeoisie

pour l’anéantissement de cette bourgeoisie

pour l’anéantissement total de cette bourgeoisie »

Une poésie qui cherche l’autre, le commun, qui s’érige comme une main tendue dans le désordre du monde :

« Je suis sorti pour faire une chose incompréhensible

au milieu de cet univers qui semble-t-il lui se comprend

Tu dors cependant et tu rêves

Des agates de peur troublent tes cheveux longs

Tu sursautes Va ne crains rien Le ciel

ne tombera pas sur ta tête »

Un recueil qui certes chante son temps mais demeure encore porteur d’une promesse là où il dit le besoin de démasquer le simulacre d’un système bourgeois, dans la justesse de l’écriture :

« comme l’étincellement du soleil recèle un cancer

et les yeux démesurés de la femme une banqueroute irrémédiable

comme le ciel est un couteau la mer une écrémeuse à vapeur

comme comme

la nuit s’habille au décrochez-moi ça des jours »

Comme la poésie inverse les statues et dialectise le fard des mondanités du siècle, où l’effervescence même de la comparaison vient exploser la duperie du réel :

« Pareil à un Rothschild le soleil qui s’emmerde

promène avec nonchalance au milieu des miroirs

des fards et crèmes des frissons

des baisers

et des folles caresses »

Et cet incroyable « Mars à Vincennes » sur l’Exposition coloniale mérite une version contemporaine pour les festifs éperdus du Qatar et autres brumisés du désert :

« Soleil soleil d’au-delà des mers tu angélises

la barbe excrémentielle des gouverneurs

Soleil de corail et d’ébène

Soleil des esclaves numérotés

Soleil de nudité soleil d’opium soleil de flagellation

Soleil du feu d’artifice en l’honneur de la prise de la Bastille

au-dessus de Cayenne un quatorze juillet

Il pleut il pleut à verse sur l’Exposition coloniale »

Soleil cou coupé d’une parole poétique comme un flot.

Pour sa part Hourra l’Oural se présente comme une peinture d’un voyage fait par Aragon entre 1932 et 1933 dans l’Oural en mutation sous l’impulsion du régime stalinien. On y retrouve la puissance d’une confrontation à l’Histoire.

« Toute la ville ouvre ses grands yeux prolétariens sur la course insensée

Dans les fleurs un orchestre au milieu des rubans de paille

oublie et l’heure et le sujet de la soirée et le ciel noir sur l’Europe

et la sueur formidable au dos puissant des travailleurs »

Une écriture qui est portée par la parole politique et le réalisme :

« 100 % des ouvriers sans armes

s’en sont venus

dire à l’Éternel qu’ils trouvaient

ça cher

10 % des salaires

pour sanctifier leur travail »

Mais qui n’oublie pas la musicalité comme cette plongée vers ces « Touristes dans l’air d’Oural » et quelque chose qui se dit alors des utopies de l’époque

« Donne

Il faut affranchir nos machines

Il faut affranchir la clarté

Donne

Les équations du problème

éclipsent l’antique beauté »

Des utopies nourries d’une critique militante :

« En France on vend l’homme et le vent

est aux patrons non pas aux hommes

Combien vend combien vend

combien vend-on la vie des hommes »

Une telle poésie pourtant n’oublie pas  non plus le crépitement même de la parole sensible qui caractérise la suite de l’écriture aragonienne, notamment dans Magnitogorsk

« Voici l’étendue infertile

la nudité sans fin ni corps

Voici la poussière immense

où meurt le souvenir des morts »

Et que l’on retrouve plus loin dans la chanson d’une construction si fine de ces « Amants de Magnitogorsk » où le refrain reviendra nous porter.

« C’est le printemps de notre classe

dont la fête est au premier Mai

Si je meurs qu’on me brûle et passe

car c’est la flamme que j’aimais

Magnitogorsk

La nuit est belle

Magnitogorsk

Est-ce toi

Magnitogorsk

Et si c’est elle

Magnitogorsk

Est-ce moi »

Car encore, si dire d’une œuvre qu’elle aurait mal vieilli, ou serait datée, signifie qu’elle ne dit plus rien du temps présent – et quel lustre inconséquent accordé ce faisant au temps présent si le contemporain ignore les ténèbres de l’époque – elle est loin d’être datée, cette poésie militante d’Aragon, car et le bourgeois et le capital poursuivent encore et toujours leur grand’oeuvre dans la lutte des classes qu’on feint d’ignorer. Certes, l’époque exige d’être situé ça ou là, au gré du vent et de l’écran mais rien ne vaut la radicalité assumée d’une parole qui refuse.

Crédit photo : Lapi/Roger-Viollet