C’est une double passion nette, mêlée de fascination pour ce grand philosophe fondateur et pour la pensée scientifique qui entrelace le livre et la pensée de l’auteur, qui est physicien et non philosophe, et c’est elle qui filera ce texte à son tour.
Le livre de Carlo Rovelli n’est pas un livre de philosophie. Cela est d’ailleurs assumé par l’auteur lui-même, qui n’est pas scientifique mais physicien, spécialiste de gravité quantique, qui présente peut-être au mieux son ouvrage :
« mon regard […] [est] celui d’un scientifique d’aujourd’hui, soucieux de réfléchir à la nature de la pensée scientifique ainsi qu’au rôle de cette pensée dans le développement de la civilisation. »
Plutôt qu’un livre de philosophie, c’est un livre de réflexion qui propose un retour sur soi, en arrière. Cet arrière, c’est l’histoire, ici de la science. À ce titre, cet ouvrage se montre éminemment philosophique : aborder la naissance de quelque chose, en rechercher les origines, est une archéologie qui conduit à restituer, à revenir sur l’histoire de cette chose. La Naissance de la pensée scientifique, est en effet aussi un livre d’histoire de la science. Cette investigation épistémologico-historique naît d’un questionnement somme toute assez typique de notre époque post-moderne, que l’auteur, dont le sens de la formule est particulièrement appréciable tout au long de l’ouvrage, résume au mieux : « la foi en la science typique du XIXe siècle, sa glorification positiviste comme savoir définitif sur le monde, est aujourd’hui effondrée. » En deux lignes, beaucoup est dit sur l’ouvrage et ce qu’on peut reconstituer à notre tour de sa genèse, qu’on retrouvera plus amplement, plus loin dans cet article. De cette situation de tabula rasa , il s’agit donc de relier le premier grand scientifique de l’histoire à la science elle-même. Ce livre centré sur Anaximandre (philosophe d’Asie mineure élève de Thalès du VIe s. av. J.C.), réfléchit non seulement à son histoire, mais à celle qui va se construire sur lui, à partir de lui. D’Anaximandre et l’analyse de sa position fondatrice, le livre de Carlo Rovelli en vient à s’interroger, ou plutôt à apporter les réponses de son auteur sur la question de la scientificité. En somme, la question de la nature de la science et du pourquoi de son apparition, est au coeur de l’ouvrage.
Le catalyseur de la science : Anaximandre
En somme, la question de la nature de la science et du pourquoi de son apparition, est au coeur de l’ouvrage.
L’analyse du rôle d’Anaximandre, celui de fondateur, impose justification. L’ouvrage est donc lieu d’une présentation magistrale de l’état du monde au VIe et de ce qui y a conduit. Ce panorama culturel, politique, anthropologique, civilisationnel et bien sûr scientifique seul vaut le détour, disons-le, et il est la marque d’une érudition maîtrisée de l’auteur, remarquable et sourcée. Tout cela chapeauté par des citations précises permettant de restituer l’esprit des diverses pensées des cultures de l’Antiquité. Ce que montre Carlo Rovelli, c’est qu’Anaximandre marque en fait l’apport à la pensée de cet aspect scientifique qui fera la spécificité et la domination européenne (occidentale avec les États-Unis plus récemment) sur la Terre. La force de la pensée scientifique, nous dit le physicien, est son aspect critique. Ce qu’Anaximandre fonde par excellence, c’est l’« école ». Comme dit, l’école de Milet réfère à une tradition de penseurs que nous ne connaissons que par sources indirectes, qui est donc sujet à reconstruction ; C. Rovelli présente d’emblée ses sources dans son prologue. À son origine est Thalès, l’un des Sept Sages de la Grèce antique, qui le premier suppose et tente de conceptualiser une substance fondamentale de la matière (l’eau). Anaximandre est son élève mais aussi son cadet — l’auteur passe assez vite sur leur différence d’âge, qui n’est étonnamment que de onze ans —, et c’est leur relation qui est fondatrice. À l’école de Thalès, Anaximandre s’instruit mais développe aussi une critique de son maître. C’est cette dimension critique, apparue à Milet en Ionie (Asie mineure) au VIe s. avant notre ère, il y a 2500 ans, qui fonde la tradition philosophique puis scientifique. De cette relation, un enseignement majeur est à tirer : le dépassement par le disciple ne naît que de l’ardeur à l’étude du maître, et l’ardeur à l’étude doit être lucide, c’est-à-dire rester personnelle : être critique. C’est ce travail permanent et persistant de critique qui fonde la science européenne.
Le bouleversement de l’image du monde
La grande découverte physique d’Anaximandre est la conception d’un monde en trois dimensions : il n’y a plus un sol, sur lequel nous vivons, entouré d’un « haut » et d’un « bas » mais bien une forme cylindrique
La critique principale d’Anaximandre porte d’une part sur la nature de la substance fondamentale, d’autre part sur la conception du monde, de notre bonne vieille Terre. Pour faire simple, Anaximandre parvient à clarifier les termes dans lesquels le problème de la forme de la Terre était posé, et en arrive à en déduire que nous vivons sur « un caillou qui flotte dans l’espace » : cette découverte apporte deux nouveautés, essentielles. La Terre tient par quelque chose, malgré ce qu’on pourrait déjà appeler des forces qui traversent l’espace, et elle tient dans un cosmos. Au sujet de l’évolution ultérieure de la science sur la précision de la forme de la Terre, C. Rovelli rappelle qu’aujourd’hui encore nous ne la connaissons pas exactement mais approximativement. Cette connaissance « relève du raffinement et de la connaissance quantitative […], et non de la révolution conceptuelle : En revanche, comprendre que la Terre est un caillou qui flotte dans l’espace, qu’elle n’est posée sur rien, que sous la Terre il y a le même ciel que nous voyons au-dessus de nous, ceci est un gigantesque saut conceptuel. Et ceci est la contribution d’Anaximandre. » (p. 73. Le chapitre 4 du livre, d’où est tirée la citation, poétiquement intitulé « Flotte la Terre », est central dans le livre.
La grande découverte physique d’Anaximandre est la conception d’un monde en trois dimensions : il n’y a plus un sol, sur lequel nous vivons, entouré d’un « haut » et d’un « bas » mais bien une forme cylindrique— ce qui rend de fait caduque le poncif selon lequel le Moyen Âge pensait la terre plate jusqu’aux Grandes découvertes. C. Rovelli est fasciné par cette découverte inédite des savants grecs, là où l’Empire de Chine, malgré la fondation d’un colossal Institut d’Astronomie Impérial, en 2 000 ans, n’ira pas au-delà de la conception ancienne de la Terre. Il faudra attendre que la Chine rencontre les savants européens, les Jésuites de l’expédition de Matteo Ricci au XVIIe s (premier Européen invité à la Cité interdite en 1601, il enseignera notamment les sciences au fils préféré de l’empereur.). Aussi est-ce à partir du caractère critique et de la meilleure connaissance physique du monde qui en découle, que l’auteur origine l’hégémonie occidentale sur le globe.
La révolte vertueuse de la pensée
Vient ainsi la question du modèle civilisationnel :
« Mais si c’était si facile, pourquoi des générations et des générations d’humains n’y ont-elles pas pensé plus tôt ? […] En somme, le reste du monde est-il peuplé de crétins ? Bien sûr que non. » (p. 76).
La difficulté, ou plutôt le facteur déterminant, pour ce progrès de nature et non d’échelle, est le pas conceptuel, contre-intuitif à franchir. Pour en arriver à concevoir le ciel au-dessus de moi comme aussi en dessous du sol insondable qui s’étend sous mes pieds, il faut une démarche cognitive de révolte vertueuse. Cette attitude de révolte vertueuse est précisément celle de la critique, « ce délicat point d’équilibre » . Il ne s’agit pas d’abattre de façon irréfléchie la pensée de l’autre, mais de la considérer, l’étudier puis d’en discuter les failles. Cependant, Carlo Rovelli, suivant toute la littérature scientifique, ne peut que constater le génie d’Anaximandre qui consiste à faire système de ses idées, pas géniales en elles-mêmes, et de convaincre. Bref, il s’agit ici de débattre. La richesse reconnue de la Grèce, selon tous les observateurs de l’Antiquité est en effet le caractère démocratique au sens non du régime, mais de la pratique politique. Si Thalès est peut-être le premier Sage hellène, Anaximandre est certainement le premier philosophe de l’histoire : s’instruisant auprès du maître, il développe par la suite sa doctrine nourrie de la critique du premier, et la transmet à des élèves qui en feront à leur tour une critique contenant en germe une pensée. Pensée qui ira jusqu’à Socrate, avant d’être consacrée par l’Académie de Platon à Athènes, modèle méditerranéen. La fortune de la philosophie, il faut bien le rendre à son César, sera l’Académie de Platon à Athènes, laquelle devint un modèle dans le monde méditerranéen. Cette académie, cette école se forme sur l’exemple fondateur de celle de Milet : haut lieu de spéculation, de réflexion mais aussi d’élaboration de systèmes et de stratégies de gestion des ressources — quant à la science, son apogée culmina peut-être avec le Mouseion d’Alexandrie. En bref, la science naît de la démocratie, et la philosophie gravite autour de cette politique féconde ainsi que de ce savoir si attirant. Les questionnements relatifs à ces deux champs amènent à la spéculation puis à la confrontation, le commentaire et la dissertation philosophiques. Les idées lient d’ailleurs ici Science et Philosophie : difficile de ne pas mentionner ce beau passage où notre auteur Physicien analyse la relation maître-élève, à un millénaire de distance, qui lie Copernic à Ptolémée d’Alexandrie. Dixit :
« Copernic est le fils de Ptolémée, dans un sens très précis : son livre, De Revolutionibus est très similaire, y compris dans la forme et le style, à l’Almageste de Ptolémée. C’en est presque une réédition corrigée. » (p. 106 ; v. p. 105-106).
Seulement, il est un parent pauvre de ces deux-là, auquel la place pourtant grande laissée à la fin de l’ouvrage de Carlo Rovelli ne rend pas tous les mérites : la religion.
Savoir, est-ce ne plus croire ?
L’aboutissement du livre est aussi son point de départ, et c’est sans doute là sa portée la plus philosophique : il est question de réfléchir au sens du savoir scientifique et de celui philosophique par rapport à celui des savoirs, disons irrationnels. Pour ce qui nous intéresse, en substance est rappelée l’importance du ciment religieux, à partir des mythes théoriques et des rites pratiques pour la société et même la civilisation. Et là-dessus, expliqué le dévoilement qui est opéré par Thalès et surtout Anaximandre, qui les premiers quittent le monde fantastique des mythes, la pensée mythologique pour atteindre aux rivagesde la spéculation, à la pensée naturaliste. Une question demeure : que peut la science ? Certainement pas remplacer la religion : le scientisme est aveugle comme toutes les idéologies. Thalès, rappelle à l’envi M. Rovelli, sacrifiait avec enthousiasme aux dieux ; c’est que la religion joue un autre rôle que celui de répondre à nos interrogations. La religion est avant tout culturelle, et l’auteur le montre via la linguistique : réciter des énoncés rituels, adhérer à un dogme est moins question de savoir que de créance : qui sait seulement ce que signifient au juste les versets qu’il récite ? La religion fournit des réponses aux questions insondables que nous nous posons, et nous permet de faire lien en communauté. Quelle qu’elle soit, la foi est inhérente à l’homme — nous pourrions ajouter : et même souhaitable ! Et savoir que nous croyons sans savoir, est peut-être la marque de l’ignorance, ou plutôt la nescience, fondamentale de la sagesse — Cette vertu que Vladimir Jankélévitch appelait « humilité ». C. Rovelli donne un exemple de profession de cette belle incertitude issue du Rig Veda (1500 avant notre ère) :
D’où est née et d’où vient cette création ? / […] Personne ne peut savoir d’où est venue la création, / et s’Il l’a créée ou s’Il ne l’a pas créée. / Lui qui la surveille du plus haut des cieux, Lui seul le sait, / ou peut-être ne le sait pas. (10.129).
- Carlo Rovelli, La Naissance de la pensée scientifique. Anaximandre de Milet, coll. Ekho, Dunod, 2020.