À l’heure des controverses, quelle place pour le dialogue ? Quand les médias nous saturent d’accusations et de contre-accusations de charlatanisme, qu’a-t-il à montrer, le dialogue ? Les Belles-Lettres font reparaître un Dialogue, celui de deux amis mais aussi de deux savants, de deux sensibilités propres, de deux parcours également bien différents. Primo Levi, chimiste, a fini par se tourner vers la création littéraire, sans perdre pour autant ses Éléments primaires. Tullio Regge, esprit curieux, dont l’imagination l’a finalement amené vers la Physique théorique et plus précisément celle quantique. Deux hommes dont les destins sont intriqués par un lieu de vie commun : l’environnement turinois, d’où ils viennent. Levi y est resté, Regge est retourné à la fin de sa vie, après une longue et honorable carrière à l’Institute for Advanced Studies de Princeton.

Disons franchement qu’il serait très difficile d’écrire placidement sur un livre, alors que la guerre fait rage et surgit dans nos vies, même par simples bribes d’information propagées par delà mers et airs. Cherchons alors ce que le dialogue peut apporter en temps de guerre. En sa forme même, il offre une voie vers l’apaisement. À quel apaisement ce beau Dialogue peut-il correspondre pour nous ?

Le dialogue est d’abord l’occasion de revenir sur le temps. Ainsi on trouvera surtout deux parties, une biographique d’abord, où les deux protagonistes arrivent par la discussion au souvenir de leurs formations respectives. Tant en commun, et à la fois si peu … Telles sont les vies humaines, même parallèles, et le devenir restitué par l’interrogation mutuelle, l’attention portée l’un à l’autre. Dans ce moment la confiance est installée, et dès lors non seulement les langues se délient mais surtout les cervelles se limant l’un à l’autre, font restituer ce devenir dans son cadre d’élaboration, son environnement. Après cette présentation du terreau culturel des deux hommes, le livre se compose d’une autre partie, de taille équivalente à la première. Rien ne sépare ces deux moitiés du dialogue, mais on distingue nettement dans cette seconde partie un discours ex-centré : quittant Turin, on se retrouve à une autre échelle, plus grande : la Physique et ses grands personnages, mais aussi les univers réel et imaginaire ayant nourri les développements de la théorie quantique et les recherches dont fait état Tullio Regge. Néanmoins, loin de se conformer à la sécheresse de la spécialisation, Primo Levi et Tullio Regge, étendent leur réflexion, offrant un tour d’attraction splendide sur la littérature et ses rapports, de près comme de loin, à la science et à son développement historique depuis le XIXe siècle. 

Le dialogue est le temps de la rencontre

Développement historique, mais aussi actualité de la technique : le texte offre, en quelques pages, un document précieux sur la pratique et les avis de deux hommes éclairés, de ce qui est appelé depuis les années 1980 « nouvelles technologies ». Cette seconde partie, en une trentaine de pages à peine, offre un panorama des progrès en physique du XXe siècle : mentionnons une explication tout à fait remarquable, proposée par T. Regge, de la théorie des champs, et du changement radical qu’elle a apporté, dans la pratique mais aussi plus largement dans la pensée. À l’heure où l’on ne peut que constater comme cette image physique des « champs » a investi les bouches, les articles et les écrits, qui refusera une connexion avec la mémoire de ce terme devenu concept métaphorique hyper-usité ?

Certains lecteurs pourraient être tentés, par une logique toute portée sur l’intérêt analytique du texte, de faire plus ou moins fi de la première partie du Dialogue. Ils seraient fort mal avisés de le faire. Déjà car en prenant le texte dans son intégralité on ne peut que constater les diverses trames présentes du début à la fin, dimensions ouvertes mais non pas refermées. Ainsi suite aux premières pages sur l’intérêt philologique des deux co-auteurs pour l’hébreu, trouve-t-on une digression sur la capacité orale de nos machines informatiques. On apprend ainsi, entre les lignes, qu’en 1984 Tullio Regge essayait pour son « micro-ordinateur » de se mettre au synthétiseur de voix !

Un dialogue sans dispute ? ou comment éviter le discord

Dans ce dialogue ne règne aucune organisation définie. Les personnes impliquées dans ce processus après tout usuel d’un entretien avec une personnalité importante, par leur existence propre ont changé la forme habituelle de ce processus d’avance : la personnalité marquante a choisi de s’entretenir avec une autre personne de marque. Que produit ce choix qui pourrait sembler insignifiant ? Une forme de dialectique fort intéressante. Deux pointures et personnalités symboliquement légitimées peuvent se parler en frères.

Ce choix apporte aussi un autre changement : par le vécu important et légitimé des interlocuteurs, le dialogue devient une forme orale (transcrite par la suite), mais celle-ci est appuyée sur la mémoire, celle contenue dans les écrits. Le dialogue devient une interface intertextuelle, pour le plaisir du texte. Un survol seul suffit déjà à constater comme le texte est truffé de références. Celles-ci viennent enrichir, approfondir le propos, ce qui dès lors porte vers la considération de choses communes, puisqu’on dialogue sur fonds culturel commun. Mais et la dispute, alors ? Les conflits d’interprétation ne sont-ils pas le lot des dialogues, et le lit pour l’affrontement verbal ? Justement, ici la culture n’est pas présente pour écraser l’autre — puisque celui-ci est de mon niveau en la matière !

Ni dialectique, ni étalage de science. Le dialogue propose une dispute, il laisse s’exprimer deux sensibilités différentes, deux personnes ayant leur pensée propre et parfois divergente. Seulement cette dispute ne se dirige que vers l’harmonie, et l’absence de domination hiérarchique ou symbolique, avec la culture enrichit le propos en même temps qu’elle amène à la concorde.

De la conversation bien menée sort le monde

Est-ce de dialogue que nous manquons ? Assurément non : il n’y a qu’à tendre l’oreille pour voir que très largement, on est prêts, de partout, à entendre l’autre. Mais si c’était de l’écoute que nous manquions ? Si, l’écoute manquant, les paroles, les discours, les notes, les messages et les textes rédigés, passaient par une oreille pour ressortir par l’autre ? Osons-le même : et si c’étaient ceux pour le travail desquels l’écoute est le plus important, qui en manquaient ? « Décideurs » responsables, savants en tous genres. Entre eux, avec les autres. Représentants des populations, tenanciers de la culture commune.

Le dialogue commence par l’écoute, et il faut remercier les Belles-Lettres de republier celui-ci, puisqu’il est l’opportunité d’un très bon exemple de « conversation bien menée ».

Sur quel ton peuvent bien se parler deux grands savants ? Le fait que l’un d’eux soit aussi un écrivain reconnu joue-t-il dans le processus du dialogue ? Nous l’avons dit, le Dialogue se tisse en usant de références, culturelles communes certes, mais aussi non partagées.  La conversation est l’occasion de se rendre compte de tout ce que l’on sait, mais aussi de tout ce qu’on ne sait pas, et cela vaut pour les plus grands et pour ceux que l’on prendrait pour les esprits plus profonds. Le lecteur s’étonnera sans doute que Primo Levi ne soit pas perdu concernant les détails de la discussion des théories physiques du temps de Robert Oppenheimer, mais ne sache pas qu’Oppenheimer lui-même soit Américain : c’est que ce point est un détail dans la circulation des idées telle qu’elle se fait en science. Avouer qu’on ne sait pas, et demander à savoir est cependant souvent bien source de connaissance supplémentaire, parfois fort utile. Répondant sur Oppenheimer, Tullio Regge embraie sur la qualité de peintre de la mère du physicien : on pourra trouver quelque intérêt à faire un éventuel lien entre une personnalité très portée sur la créativité, une sensibilité esthétique concevant les objets de la physique relativiste selon une façon toute particulière, et la fréquentation de tableaux de maîtres de la fin du XIXe siècle soigneusement choisis à Paris par une artiste, au quotidien durant la formation psychologique de cette personnalité et de cette sensibilité particulière.

« Quand Oppy était encore tout jeune, elle était allée à Paris acheter quelques tableaux. Ils étaient encore chez lui, le jour de ma visite : trois Van Gogh, huit Renoir et plusieurs autres impressionnistes. Ou plus exactement, non [..I]. Celui qu’il avait gardé était magnifique, il représentait un champ avec le ciel en arrière-plan » Tullio Regge, p. 44

Chez tout inventeur et tout homme d’action (car en matière de science comme de « relations humaines », « Oppy » présentait une combinaison, encore partielle comme on vient de le montrer, de ces deux facettes), il y a ainsi toute une arrière-boutique de mondes. L’élaboration scientifique, de même que le devenir personnel, s’appuie sur des données mais elle est informée par une pléiade de croyances internes, lesquelles sont comme le cadre de son élaboration. Primo Levi est formé par son exploration en autonomie de son « jardin secret », par « exemple la chimie est l’astronomie ». 

C’est fort de cette formation personnelle forte, semble-t-il, que nos deux partenaires de dialogue peuvent étendre sans trop de problème leur conversation à des sujets comme la physique « nouvelle » contemporaine, tout en restant rigoureux dans leur expression, justes dans la logique de leur exposition, vrais au regard de l’expert qui par hasard examinerait leurs dires. Pas besoin d’attendre sa présence : en conversation bien menée l’honnêteté est de mise. Alliée à une sincérité profonde, à chacun sa vérité et à tous le résultat : un dialogue scientifique qui marque et offre un exemple éthique en la matière (https://zonecritiq1prd.wpenginepowered.com/2023/09/30/maxime-rovere-se-vouloir-du-bien-et-se-vouloir-du-mal/).

Que faire du Dialogue aujourd’hui ?

On voit donc la première voie vers l’apaisement à laquelle peut inviter le dialogue oral transcrit de Primo Levi et de Tullio Regge.

Le lecteur toutefois ne doit pas être dupé par ceux qui lui présentent le texte. Et en écrivant cet article et en recommandant la lecture de ce Dialogue publié aux Belles-Lettres dans une nouvelle traduction, on est tenu à cette même honnêteté à l’égard des lecteurs. D’un mot : cette nouvelle traduction gâte tout le texte. La grammaire soigneuse de l’expression, la justesse des termes marquaient la première traduction voilà plus de trente ans. Toutes  deux pâtissent grandement de cette traduction nouvelle, il faudra s’en indigner. On constatera, et nos lecteurs au moins en seront avertis, que souvent le vocabulaire décrivant les théories scientifiques succombe à la confusion ayant atteint la plupart de nos publications du genre. Un exemple : « Nous pensons que la théorie des champs peut nous permettre de déterminer quelles sont les forces qui unissent les particules », devient « la théorie des champs nous indique les forces qui existent entre les particules » (p. 68). De façon générale, dans cette traduction c’est le mode de la métaphore soigneusement rendu par la traduction originale, qui disparaît. Ce qui, somme toute, s’avère bien clair ! La science-fiction s’étant immiscée dans le champ scientifique physique même, les barrières entre métaphore imaginative et réalité concrète s’effacent, mais avec celles-ci, disparaît également la rigueur logique permettant d’assurer la précision de la pensée, de différencier les différents objets maniés dans la spéculation abstraite. Ainsi, de ces erreurs qui paraîtraient presque insignifiantes croît la confusion autour. Toutefois ni indignation ni affliction ne doivent limiter l’action ni la pensée. Que peut faire le Dialogue ? Déjà, nous offrir une occasion de porter notre conscience sur cette écologie attentive d’un texte, qui en est autre chose que l’économie générale. S’offre là une opportunité pour accorder mieux le texte. Il ne s’agit pas de détails, mais de la justesse de la résonance des paroles : ce ne sont pas des fausses notes mal plaquées sur une guitare, mais un désaccordement des cordes. Réaccorder l’instrument, c’est un effort mais un effort qui rendra justice à l’instrument, à la musique, ainsi qu’au public. De l’accord pourra venir la concorde. 

Finalement l’analyse historique révèle tout ce qu’un dialogue peut contenir d’éléments portant le signe de son temps. Que rechercher des coupables, c’est arrêter son jugement. Or l’histoire étant avant tout le fait d’humains et de leurs productions, on ne saurait juger si facilement … Et somme toute, on fait bien ! Aussi faut-il avant tout se réjouir de la republication du Dialogue aux Belles-Lettres.

Peut-être, enfin, prêtera-t-on davantage l’oreille, maintenant, tant à la mémoire qu’à l’expression, à la forme de ce qu’on peut entendre sur la vie de quelqu’un ou sur les idées de telle science … Chercher à écouter pour mieux comprendre, c’est peut-être cela la clé, non seulement de l’action, mais de l’apaisement, en gardant cette activité qui est l’attitude de la vie, la vie dans un monde  divers et à la fois uni autour de choses communes.

  • LEVI, Primo et REGGE, Tullio, Dialogue, Belles-Lettres, coll. « le goût des idées », 105 p., 2023.