Sur le seuil de l’Académie française, une poignée d’indésirables fait de la résistance. Poètes maudits, écrivains sans œuvre et artistes infréquentables peu embarrassés par le syndrome de l’imposteur, ils sont nombreux à se porter candidat, parfois de manière récurrente. De la démarche sincère à la provocation bravache, ces prétendants ont déjà le mérite d’oser.
« Académie Française : La dénigrer, mais tâcher d’en faire partie si l’on peut. » Gustave Flaubert
Méprisée par Flaubert, ridiculisée par Boileau, éconduite par Georges Bernanos, l’Académie Française n’a pas toujours été épargnée par le milieu littéraire, dont certains membres trouvent risible cette institution rigide et ses « beaux censeurs » qui « aiment tout ce qu’on hait, blâment tout ce qu’on loue » (Boileau). Obtenir, après force courbettes l’honneur de s’asseoir dans un fauteuil, est aujourd’hui encore, une besogne à laquelle se refusent certains hommes de lettres. Milan Kundera, Patrick Modiano, ou Jean-Marie Le Clézio, tous trois célébrés pour leur œuvre, connus pour leur discrétion, ont refusé les avances de la Vieille Dame. Il est même des Académiciens auxquels cette dernière a dû forcer la main pour qu’ils fassent acte de candidature… Tel serait le cas du très réservé Andreï Makine. Pourtant, tous ne méprisent pas l’institution, il reste des artistes pour la courtiser, et la prier, parfois instamment, de les admettre sous sa coupole.
Chaque année, l’Académie recense les candidatures d’inconnus : artistes maudits, jeunes curieux ou vieux hurluberlus…
Chaque année, l’Académie recense les candidatures d’inconnus : artistes maudits, jeunes curieux ou vieux hurluberlus… ces fameux « candidats farfelus » tentent leur chance, poursuivant des intentions diverses, du besoin de reconnaissance au « coup politique ». Au XXème siècle, un dénommé Ferdinand Lop fut candidat dix-huit fois à l’immortalité. Ce personnage fantasque, coqueluche du quartier latin, était l’inventeur de la « lopéothérapie » : un programme électoral préconisant la construction d’un pont de 300 mètres de large pour abriter les clochards ou encore l’installation de Paris à la campagne. Il publia en 1957, après déjà plusieurs échecs : Ce que j’aurais dit dans mon discours de réception à l’Académie française si j’avais été élu. Cent ans plus tard, les marginaux partant à l’assaut de l’Académie existent toujours… mais tous ne le font pas avec autant de dérision. Par leur courage ou leur désespoir, ces candidats, ayant en commun un goût (plus ou moins développé) pour la langue française méritent toute notre attention.
Les artistes maudits
Commençons par le plus médiatique, pour ne pas dire le plus célèbre des éternels aspirants immortels. Candidat pour la douzième fois en décembre, au fauteuil de Jean d’Ormesson, Eduardo Pisani pourrait bien, à défaut de l’Académie, entrer un jour dans le Guinness des records. Brièvement sorti de l’anonymat en 1997 grâce à son tube « Je t’aime le lundi », qu’il interpréta d’abord dans une émission de petites annonces du câble, le chanteur italien y est vite retourné. « Le chanteur le plus connu des inconnus », tel qu’il se décrit lui-même, tente de renouer avec la célébrité àpartir de 2016, lorsque l’une de ses connaissances, le poète et blogueur Éric Dubois, lui apprend que tout le monde peut postuler à l’Académie française. Familier de l’échec, celui qui a déjà survécu à plusieurs bides – son second album, ou encore son autobiographie Signe particulier : Eduardo – ne le craint plus. Il multiplie donc les candidatures, scrutant avec attention la rubrique actualité de l’Académie française pour ne manquer aucune échéance. Mais que l’on ne s’y trompe pas, s’il insiste, c’est uniquement pour battre le record d’Emile Zola, d’origine italienne comme lui, qui aurait candidaté pas moins de 24 fois. Pas plus dans le fauteuil d’Assia Djebbar en 2016 que dans celui d’Alain Decaux en 2018, il n’a véritablement envisagé de poser son séant. Pisani n’a même jamais eu la présomption d’obtenir une voix. « Il y a plus de chances qu’un astéroïde tombe sur l’Académie plutôt que je puisse avoir un vote », a-t-il toujours pensé. Le miracle intervient pourtant un jour de janvier 2020. Lors de l’élection du successeur de Simone Veil, le chanteur obtient une voix, face à l’écrivain, italien lui-aussi, Maurizio Serra, qui en rafle dix-sept. Un Académicien facétieux, à défaut de faire basculer l’élection, aura donc permis à Pisani d’être pendant quelques heures, « l’homme le plus heureux du monde ». « C’était plus beau encore que le jour où je suis passé chez Michel Drucker pour ma chanson », confesse-t-il. Si le poète n’a pas mené l’enquête pour retrouver son bienfaiteur, il soupçonne Jean-Loup Dabadie d’avoir intercédé en sa faveur. L’illustre parolier, en souvenir de sa carrière dans la chanson aurait pu adresser un clin d’œil au chanteur. Peut-être aussi lui a-t-il rappelé avec nostalgie sa chanson L’Italien, écrite en 1971 pour Serge Reggiani, mais qu’il aurait pu adresser à Pisani : « La route était mauvaise / Et tant d’années après / Tant de chagrins après / je rêve d’une chaise… »
Aussi ironique soit-elle, la candidature de Pisani ne vise cependant pas à se moquer de l’Académie, l’homme éprouve pour elle respect et admiration, pour le travail de ses membres, de la reconnaissance. « J’aime l’idée que les Académiciens s’occupent de la santé de la langue qui est en péril », confie-t-il. Il en veut pour preuve ses pérégrinations sur Facebook : « J’y vois des Français qui font plus de fautes que moi… » Et si le poète confesse n’être pas « un intello », cela ne l’empêche pas de prendre position sur les débats linguistiques actuels qui animent l’Académie. Hostile à l’écriture inclusive et à la prolifération des anglicismes, sa ligne est plutôt conservatrice : « La langue française est si belle qu’elle doit rester telle qu’elle est ». Et son deuxième argument moins esthétique mais plus pragmatique : « Je me suis tellement fait chier à l’apprendre, j’aimerais bien qu’on ne la rende pas plus facile maintenant que je la connais ».
Artiste n’ayant lui jamais percé, Eric Dubois rêve de faire son entrée sous la coupole pour redonner ses lettres de noblesse à la poésie, genre littéraire tombé en désuétude.
Eric Dubois rêve de faire son entrée sous la coupole pour redonner ses lettres de noblesse à la poésie, genre littéraire tombé en désuétude.
Ce cinquantenaire à la face ronde et joviale qui a publié plusieurs ouvrages de poésie prend l’affaire plus au sérieux que son ami Eduardo. Lui ne s’est encore présenté que cinq fois, mais ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. « Militant de la poésie », tel qu’il se définit lui-même, il présente sa candidature comme « un poème, une œuvre d’art. Un happening. » Mais aussi, « quelque chose de sérieux, d’important ». D’autant qu’en véritable artiste, Dubois est fauché… Percevoir l’indemnité due aux Académiciens lui permettrait donc de remonter la pente. Pour l’heure, comme il l’écrit justement dans un poème : « il faut attendre ».
Olivier Mathieu, l’infréquentable
Précurseur de la candidature spontanée, Olivier Mathieu est encourse depuis les années 1990. Auteur d’une vingtaine de romans, défenseur acharné du photographe David Hamilton dont l’assassinat – maquillé en suicide – ne fait selon lui aucun doute, Mathieu se positionne systématiquement à rebours de l’air du temps. Ainsi, les Académiciens d’aujourd’hui ne lui inspirent que mépris, incapables qu’ils sont « d’écrire vingt lignes sans faute d’orthographe ». Il les provoque donc avec ses inlassables candidatures. Le talent littéraire, il pense d’ailleurs être l’un des rares contemporains à le posséder, aussi écrit-il à ses potentiels électeurs en 2018 : « En vérité, je ne viens nullement, Monsieur ou Madame l’académicien, vous implorer de m’élire. C’est moi qui viens vous offrir l’occasion historique de démontrer qu’il resterait à l’Académie française quelqu’un doué d’originalité, d’intuition, de sens critique et d’amour de la littérature… » Mais les Immortels ne semblent pas très réceptifs aux appels de celui qui se décrit comme un « homme libre, dernier Ménippe, qui devrait pourtant être aisément reconnaissable au milieu de la masse moderne indistincte des ilotes volontaires et des rebelles pour rire ». Pourtant, ils n’ont pu ignorer ce personnage aux multiples facettes qui s’est présenté à ce jour sous quatre pseudonymes différents. Chronologiquement, Robert Pioche, Olivier Mathieu, Robert Spitzhacke – soit la traduction allemande de « pioche » – et plus récemment Jean-Philippe Frère de Vieil Mouathier. Ce dernier nom de scène dénote la grande créativité de notre homme. L’explication est la suivante : « Mon frère jumeau, Jean-Philippe Mathieu, est mort à l’âge de cinq jours le 19 octobre 1960. Jean-Philippe était donc indéniablement le frère de “Vieil Mouathier”, parfaite anagramme d’Olivier Mathieu. Étant mon jumeau, c’était aussi ma “moitié” (Mouathier). Et Mathieu d’ajouter : « Je doute très fort que jamais personne se soit présenté à l’Académie française contre son propre frère jumeau. Frère jumeau postulant lui aussi à “l’immortalité” académique, bien que décédé environ soixante ans auparavant. » La candidature de ce mort au fauteuil de Michel Déon est en effet enregistrée par l’Académie le 28 février 2019.
Notons quand même que ce ne sont ni ses farces ni son œuvre littéraire qui valent à Mathieu le dédain de ses pairs… mais une séquence télévisée de 1990. Dans l’émission de Christophe Dechavanne, Ciel mon mardi, alors que se tient un débat sur l’extrême-droite, Mathieu se présente comme révisionniste, et proclame son soutien à Robert Faurrisson, insistant sur l’inexistence des chambres à gaz… avant de subir l’assaut de certains membres du public, et d’être évacué du plateau. Naturellement, ce début de carrière médiatique sur les chapeaux de roues signe aussi la fin de celle-ci. Son « suicide social » de quelques secondes réduit sa carrière à néant. Se défendre ensuite à longueur de pages dans ses ouvrages, revient dès lors à prêcher dans le désert. Aucune rédemption possible pour le diable. Cela lui aura quand même permis une chose : se faire également haïr des révisionnistes. Expatrié à Florence, il met aujourd’hui cette mauvaise passe sur le compte de son ouverture d’esprit : « J’ai fréquenté des milieux d’extrême droite et d’extrême gauche parce que je suis curieux d’esprit, parce que je peux fréquenter un milieu sans m’imbiber de sa connerie comme l’éponge s’imbibe d’eau, parce que la vie est brève et que c’est donc ma seule occasion de faire un tour d’horizon à peu près complet. » Puissent les Académiciens faire preuve d’une telle ouverture d’esprit lors du prochain scrutin auquel M. Mathieu se portera candidat.
Arthur Pauly, l’insolence souriante de la jeunesse
Enfin, cette liste ne saurait se passer de l’évocation du jeune Arthur Pauly, prétendant malheureux, mais remarqué, en 2013. A 15 ans, il envoie sa lettre de candidature à l’Académie, à un âge où beaucoup ignorent son existence. Voilà plus de 350 ans qu’un mineur n’avait osé s’adresser aux Immortels, la dernière fois remontant à l’année 1652. « Une lettre envoyée par bravade », se souvient Arthur Pauly, désormais normalien, jurant n’avoir eu à l’époque d’autre intention que la désinvolture. Cet acte répondait à la tentation de savoir si cette vénérable institution était « sensible à la plaisanterie », et cela constituerait, au pire, « la première ligne d’une biographie future ». Si en interne, d’aucuns s’indignent de cette candidature déshonorant l’institution, ou de sa lettre dactylographiée quand l’usage veut qu’elle soit manuscrite, plusieurs Académiciens sont charmés par cette missive d’une « insolence souriante », telle que la décrit son auteur. « Pourquoi ne pas commencer là où tout le monde finit ? », écrit-il.
Plusieurs Académiciens sont charmés par cette missive d’une « insolence souriante »
Curieux, Jean-Marie Rouart, Michel Déon, Dominique Fernandez, Marc Fumaroli, Philippe Beaussant et Jean d’Ormesson le reçoivent chez eux. Visites parfois embarrassantes, quand la gorge sèche, Arthur se retrouve sans mot dire devant des écrivains par lui révérés. Mais finalement souvent concluantes à en croire le jeune homme qui a aujourd’hui régulièrement ses Immortels préférés au bout du fil, quand ils ne l’invitent pas à passer des vacances dans leur résidence en bord de mer. Après ce coup politique, pas moins de cinq éditeurs approchent Arthur Pauly, qui refuse d’emblée d’être « une gloire sans lendemain », d’autant qu’il juge ses propres écrits littéraires peu brillants. En plus d’un réseau d’excellente tenue, Arthur Pauly, obtient une voix, que la légende attribue à Jean d’Ormesson, immédiatement séduit par cet éphèbe au verbe haut. Une bravade tout sauf vaine donc, offrant finalement à Pauly le plus confortable des fauteuils… en coulisses.
Trois ans plus tard, Arthur fait un émule : le breton Valentin Ogier, récent détenteur d’un brevet des collèges. Son profil est plus politique, ses modèles de l’époque : Alain Peyrefitte, VGE et Sarkozy. Il débarque même avec un essai sous le bras, au titre pour le moins ambitieux : La Nouvelle France. Aujourd’hui étudiant de Sciences Po, il se souvient de cet épisode comme d’une « expérience humaine enrichissante », mais aussi assez brutale, au sortir de l’enfance : des journalistes travestissant son propos, aux internautes l’agonissant d’injures sur Facebook jusqu’à ce professeur de son établissement le traitant, devant ses collègues, de néonazi. Mais Valentin est depuis longtemps passé à autre chose. Actuellement occupé par la traduction des poèmes d’Hölderlin, il n’exclut pas de se présenter une deuxième fois à l’Académie à la fin de sa vie : « Quand j’aurai une œuvre convenable à présenter ».