Biopic sur un artiste oublié dès son vivant, ultime œuvre de Terence Davies décédé en octobre dernier, Les Carnets de Siegfried épouse le rythme des pleurs.

« Il y a toujours la postérité, j’imagine » soupire avec un scepticisme frustré Emily Dickinson (Cynthia Nixon) dans A Quiet Passion (2016), pénultième film de Terence Davies. Le réalisateur et poète achève son existence et sa carrière sur deux films biographiques consacrés à des poètes dont la réception fut contrastée.

La justice du canon 

Les trajectoires d’Emily Dickinson et de Siegfried Sassoon (Jack Lowden/Peter Capaldi) se croisent sur le mode de la symétrie inversée. Emily publie peu et vit tout aussi peu, étouffée quoique poétiquement stimulée par un quotidien sans heurts. La postérité se chargera d’elle. À l’inverse, Siegfried entre jeune homme dans la carrière littéraire qui le couronne de lauriers et d’amants de passage pour mieux le négliger ensuite. Il achève son existence dans un modeste pavillon, rongé par l’amertume et la douleur d’avoir vécu quand Emily meurt jeune après n’avoir quasiment rien vécu. Majores et minores de l’histoire littéraire se toisent en un duel incarné par deux plans sur deux bancs. Dans A Quiet Passion, Emily assise à l’église se retourne seule vers la caméra, le regard dirigé vers sa meilleure amie hors-champ qui quitte l’allée centrale au bras de son nouvel époux. À la fin des Carnets de Siegfried, le héros assis sur le banc du jardin de l’hôpital observe un invalide ayant perdu ses jambes à la guerre et fond en larmes en lançant à la caméra un regard qui lui est destiné. L’une regarde l’amour heureux au présent avec la conviction douloureuse que là n’est pas sa vie ni sa vocation, l’autre contemple un symbole de la finitude en sachant que c’est ce qui l’attend, au-delà de la caméra qui a servi à le hisser momentanément hors de l’oubli. Il existe peu de biopics sur les figures oubliées de leur vivant, sur ces morts-d’avant-la-mort que le cinéma peut ramener à la lumière.

Dans longtemps

Venant d’un cinéaste aussi méconnu que l’est Terence Davies, le sujet et le geste interrogent. Si une rétrospective salue actuellement son œuvre à Beaubourg, que retiendra-t-on de lui dans dix, vingt ou soixante ans, au milieu d’un ensemble inégal ? Car A Quiet Passion n’atteint pas la beauté de Siegfried, elle-même en-deçà de celle des œuvres autobiographiques. Formulons quelques hypothèses. Tout d’abord, un art tout britannique du trait d’esprit et de l’aphorisme witty : « It is more humane to be kind than to be honest » ; « Quick to tears, slow to love », entend-on dans Siegfried à propos du héros. Puis, des visages délaissés dans un plan qui manifestent soudainement une douleur inextinguible : il y a Emily,  il y a Sassoon, mais il y a aussi Lily Bart, l’héroïne de Chez les heureux du monde. Ces marionnettes raides et empesées dans leurs costumes d’époque se brisent une fois seules pour qu’apparaissent, sous la soie, des oripeaux de souffrance. Enfin, le futur n’oubl...