Roman troublant, saisissant, aux confins du rêve et du réel, Dors ton sommeil de brute déploie un univers merveilleux vibrant servi par la plume enivrante et poétique de Carole Martinez. Dans cette fable contemporaine aux airs de dystopie, Eva et sa fille Lucie luttent contre l’effondrement d’un monde bouleversé par un phénomène onirique inédit : le sommeil des enfants, soumis au bon vouloir d’une Gaïa punitive tisseuse de songes, menace l’avenir de l’humanité.
Au commencement, cette maternité qui se cabre, se refuse. Eva « ne s’était jamais rêvée mère ». C’est l’enfant, Lucie, qui, en naissant, donne vie à la mère. Lucie qui, d’intruse, devient réenchantement du monde, raison de vivre et de fuir le mari violent. Aux « Oies sauvages », la terre du bout du monde où elles ont trouvé refuge, mère et fille renouent avec une nature brute, puissante. Sous la plume enchanteresse de Carole Martinez, leur cabane de gardian en Camargue prend des allures d’arche de Noé. Là, le temps n’a plus de prise sur le réel. De fait, les contours du réel sont flous, fondus dans le rêve. Seuls règnent le silence et une atmosphère trouble, moite, mystérieuse. Tout pousse à l’oubli, à l’ensorcèlement.
D’abord, il y a Serge, figure sibylline et chimérique, géant ou « bête sauvage », dont la solitude et les blessures viennent percuter celles d’Eva. « Te voilà soudain ramené à ce que tu es, un être sans passé, sans futur, sans amour, un étranger à l’humanité, un ermite plein de contradictions qui étouffe sa violence, qui ligote sa peine depuis des années […] » Autour de cet homme secret, Carole Martinez tisse son chant poétique et suave. Son incantation enivrante, lyrique, toute en synesthésie, se fait invitation à un retour au monde sauvage.
Et puis, il y a le Cri, cette nuit-là. Un Cri qui traverse le monde et le sommeil des enfants, bouches hurlantes déformées par l’effroi, avant de « s’arrêter aussi brutalement qu’il a commencé ». Un Cri qui ouvreles portes d’un territoire onirique jusqu’alors sacré, défie les lois de la physique et métamorphose le réel. Quel est donc ce mal mystérieux qui touche les enfants dans leur sommeil ? Qui commande leurs rêves ? Ici, l’autrice, passée maître dans l’art du merveilleux, joue avec les codes de l’imaginaire, bousculant nos certitudes et l’ordre établi. Majestueuse conteuse, elle use de la frontière poreuse entre rêve et réalité comme d’un puissant catalyseur poétique et narratif et tire les ficelles d’une brillante fable dont nous sommes, envoûtés, les premières dupes.
Seuls règnent le silence et une atmosphère trouble, moite, mystérieuse. Tout pousse à l’oubli, à l’ensorcèlement.
« C’est le rêve qui déferle »
Car le Cri n’est qu’un prélude. Après cette première nuit, les enfants seront visités neuf fois dans leur sommeil. Manifestation de la colère divine ou prémices apocalyptiques, prémonition ou prophétie… ce phénomène à l’ampleur terrible, cataclysme d’une forme nouvelle, ébranle l’humanité par vagues nocturnes. Dans cette réécriture contemporaine des dix plaies d’Égypte, les rêves ne cessent de gagner en violence et en cruauté, poussant les fléaux jusqu’à l’insoutenable, tournant les mères contre leurs enfants et les enfants contre eux-mêmes. Enfants qui, pauvres pantins d’une Gaïa vengeresse, ne forment plus qu’un « nous » tour à tour meurtrier ou suicidaire. « Nous sommes to...