Un sentiment de vie qui s’est joué au Théâtre des Bouffe du Nord en janvier est un seul en scène virtuose. Dans un monologue haché et réitératif porté par une Valérie Dréville époustouflante, Claudine Galéa cherche à dépeindre un père et ne parvient finalement qu’à en vomir le brouillon.

C’est l’actrice qui donne son souffle au texte. Valérie Dréville, talentueuse, ne cesse d’inscrire son image au fin fond, non pas seulement de la rétine, mais de l’esprit du spectateur. Son travail, minutieux et intense, sur les tonalités, l’accentuation et la pluralité des voix, revêt les mots de Galéa d’une densité qui ne leur appartient probablement pas. D’une voix fluette et sentimentale — celle de la fille de son père, qui l’aime et le pleure —, elle passe à une voix désinvolte, gutturale, qui glisse sur des gencives sans dents, celle du père sur -ou plus exactement avec- qui l’auteure cherche à écrire. Statique, l’actrice anime pourtant le texte d’une force vivante. Elle transforme les mots en ricochets, et l’écho qu’ils produisent résonne comme une musique qui chante l’amour mélancolique. Chef d’orchestre de sa propre interprétation, elle impulse le rythme autant qu’elle maîtrise le temps.

L’apparence trompeuse de ce qui paraît normal

Bien qu’elle revendique une écriture pouvant s’absoudre de justification et de raison d’être, Claudine Galéa sent tout de même qu’elle a besoin d’un prétexte. Elle s’approche alors “pas à pas” de ce papa qu’elle cherche à saisir, de cette dépouille paternelle dans laquelle elle veut se fondre. C’est My secret garden qui la débloque et l’autorise à se glisser dans le corps de son père, dans ce mot haï, “aimer”. Elle entre en discussion avec Falk Richter et le questionne pour faire parler son propre père. Pour combler sans doute le manque de ce qu’il n’a jamais dit.

Militaire, libéral, nationaliste, ce père se souvient avec fierté avoir combattu “sur les cinq continents”, sans mesurer l’abomination de cette assertion. La saleté de la guerre, et sa pleine adhésion à celle-ci, a pourtant fini par faire entrer l’ennemi dans sa bouche, au point de pourrir son palais. Par ailleurs, s’il ne parlait que de politique, c’est parce qu’il ne pouvait pas parler d’amour — miracle ! Galéa découvre cette évidence ô combien ignorée de tous, que les conflits familiaux viennent de l’incapacité de ses membres à partager leurs sentiments. Élevé dans cette tradition viriliste qui tient les hommes à distance des émotions — et par là même les bride —, son père ne libère ses larmes que lorsque, ravagé par le cancer, il est conduit à l’hôpital par sa fille. Cette austérité, ce mutisme, assèche Galéa et la pousse à s’enfuir du foyer familial, à courir désespérément après ce “sentiment de vie”, qui échappe, ne s’achète pas et recèle ce qui, dans l’existence, est vivant.

Armée de ce sentiment de vie, elle peut confesser, en littérature, que l’absence de tendresse à l’égard des parents est impossible ; sans quoi la folie meurtrière campe aux portes de l’esprit. Pourtant, elle haït son père. Pourtant, elle l’aime. Partagée entre ces deux rives, l’antagonisme est au cœur de sa construction. Elle est la somme au carré des contradictions qui opposent ces parents.

Croire que le lien qui enchaîne la France à l’Algérie se soldera avec la descendance de la descendance revient à minimiser l’imprégnation de l’Histoire dans les corps humains.

Car la complexité vient aussi de ce que son père est, en soi, discordant. Elle peine d’ailleurs à esquisser les contours de cet exilé algérien, qui préfère tout ce qui est arabe — le café, les oranges, le soleil, les terres — et ne s’énerve que dans cette langue, tout en revendiquant avec fermeté son appartenance à la France. Pour le père comme pour la fille, un flou plane quant à l’origine, et donc quant à l’héritage. Croire que le lien qui enchaîne la France à l’Algérie — et inversement — se soldera avec la descendance de la descendance revient à minimiser l’imprégnation de l’Histoire dans les corps humains. Sans doute est-ce cette indolence paternelle vis-à-vis de ses propres racines, frôlant l’amnésie volontaire, qui indigne Galéa. Elle ne peut toutefois se targuer que d’une complainte, tant elle cherche peu à remonter le fil. Car, en somme, son sujet n’est pas là, puisqu’il n’est pas elle.

L’écriture à tout prix, même au prix de sa valeur

Si Galéa décèle finalement un point d’accroche avec son père à travers la musique, grâce à laquelle tout ce qui a été tu trouve une forme d’expression, elle dissimule mal que cette couverture autobiographie n’est qu’une occasion de tourner autour de sa propre obsession. Écrire. Décrire de quoi l’écriture est faite. D’impureté, de saleté, de viscères outrés, de “rêves perdus”. Édicter qu’elle ne sauve pas de la vie triste et solitaire, de la déchirure du monde, qu’elle doit être au présent, qu’elle doit risquer ses mots, qu’elle est tâche harassante et prosaïque, consistant à ne surtout pas transfigurer le réel. La déposséder, tout compte fait, de son pouvoir transcendant. L’aveu de son incapacité à faire advenir, par l’écriture, le pardon, dit son échec à être transformée par l’écriture. Et combien, par conséquent, son écriture reflète sa vacuité. La forme dont elle use le confirme : un flot sans ordre, un retour incessant vers ce qui a déjà été dit, une répétition en boucle, qui n’avance pas, qui ne sort pas de soi. Prétendre, par ailleurs, qu’”on écrit parce qu’on n’est pas soi-même”, que l’écriture revient toujours à emprunter et enfiler un vêtement qui n’est pas le sien afin d’ôter tout soupçon quant à la nature nombriliste de sa démarche et du résultat, ne fait pas illusion. Ni non plus de citer une ribambelle d’artistes suicidés pour feindre une filiation.

Galéa clame que le désir d’écrire suffit à ce que l’écriture existe. Il est vrai que tout être est en droit de saisir la plume, uniquement par plaisir, sans avoir nécessairement quelque chose à dire. Toutefois, ces écritures pour soi doivent rester à soi. L’orgueil de Galéa la pousse à l’exhibition. Son manque de pudeur est sa faiblesse et la nécessité de son texte se perd en lui.

  • Un sentiment de vie, écrit par Claudine Galéa et MES par Émilie Charriot, au Théâtre des Bouffes du Nord, du 11 au 27 janvier 2024, seul en scène par Valérie Dréville (L’Art du débutant)