L’écrivain Romaric Sangars vient de faire paraître un nouvel essai. Vous n’en avez point encore entendu parler ? C’est qu’il vous faut changer de lunettes, ou changer de libraire. L’essai en question, La Dernière Avant-Garde, sous-titré « Le Christ ou le néant », passe difficilement inaperçu. En couverture, l’essayiste vous interpelle d’un regard intransigeant. Les chrétiens surgelés et les penseurs-au-sirop passeront leur chemin. Mais il n’était pas question que Zone Critique passât le sien. En avant !

Le Christ ou le néant : c’est dans cette alternative radicale que nous sommes d’emblée placés. Les premières lignes, à l’inverse de Nietzsche, n’annoncent ni l’aurore ni le grand dégagement permis par la mort de Dieu, mais bien le rétrécissement, catastrophique et inévitable, de l’horizon qui avait pendant des siècles été celui des artistes : « L’humanité s’essouffle, […] colorie ses murs au lieu de les franchir ; elle est plus décevante que prévu. Des façades de béton affichent leurs fresques criardes, et l’on voudrait nous faire croire que la vulgarité des tags pourrait nous sauver de l’inhumanité des blocs. » (p.12).

Des écoles d’art, aux véritables théories esthétiques et théologiques, se sont dissoutes dans des tendances sans teneur. Privé de quelque chose de plus grand que lui (Dieu, le collectif), l’art s’essouffle et se disperse en une multitude de manifestations monadiques et fragiles. « Sans cet arrière-fond prophétique, l’art, au lieu de poursuivre la Création, se contente de gloser, souligner des douleurs, savourer des nuances, délirer pour lui-même, ce qui n’est pas rien, certes, mais trop peu comparé à l’ancienne ampleur. » (p.15).

Dès lors, diagnostique Romaric Sangars, « la crise est totale ». Et si la crise est totale, « c’est parce que la faillite à laquelle nous assistons n’est pas celle d’une idéologie particulière ou d’un courant de pensée », mais bien celle d’un « système métaphysique tout entier après qu’il a atteint ses propres limites ».

Un bûcher de papier contre les hérésies de ce siècle et des siècles passés

Cet effondrement laisse la part belle aux hérésies, qui se multiplient sans pour autant jamais vraiment se renouveler, comme le montre l’essayiste en opérant une série de renversements assez virtuoses. En effet, ceux que Romaric Sangars appelle non sans ironie les « Eveillés », déjouant ainsi l’anglicisme un peu galvaudé de Woke, se situent par certains aspects aux antipodes de la modernité qu’ils croient faire culminer. A l’universalisme qu’avait promu la chrétienté de manière révolutionnaire, ils opposent une série de déconstructions ainsi qu’une constellation de groupes inclusifs qui sont autant de dissociations. Il faut se rendre à l’évidence : l’humanisme post-chrétien ne fonctionne pas, tout comme l’art sans verticalité – pour ne pas nommer la transcendance – n’a de fécondité. Avec une plume de feu, l’auteur entreprend de dresser un véritable bûcher de papier contre les hérésies de ce siècle et des siècles passés.

De toujours, mais particulièrement dans le contexte qui est le nôtre, l’art ne doit êtreconfondu avec une simple expression, qu’elle soit idéologique ou narcissique. L’art véritable est le lieu de tensions entre le particulier et l’universel, d’où son lien évident et substantiel avec la crucifixion du Christ, que Romaric Sangars ne cesse de rappeler. L’artiste, sans la croix du Christ, devient « trafiquant d’historiettes » ou « laborantin impuissant », selon de belles formules que je reprends à l’auteur. Pour retrouver cette tension fondamentale, seule source d’art, l’auteur appelle à remettre la révélation chrétienne au cœur de l’acte de création, et invite son lecteur à se tourner vers le XIIème siècle cistercien.

La lunette cistercienne de Romaric Sangars

Compte tenu du « mépris » dans lequel est tenu le passé, quasi-systématiquement considéré comme barbare, « couplé au flou d’un avenir désormais sans promesses », l’homme contemporain se trouve selon Romaric Sangars dans un « présent insituable », c’est-à-dire sans repères. Aussi nous faut-il « une perspective, un recul historique qui nous permette d’apprécier la singularité du présent » (p.25). Cette perspective, l’essayiste la trouve dans le « zénith médiéval » des XIIème et XIIIème siècles. Ceci n’a rien d’une lubie personnelle, se défend l’auteur, mais correspond bien à une situation objective de rayonnement des arts conjuguée à un mûrissement spirituel exceptionnel. L’extraordinaire Renaissance portée par saint Bernard de Clairvaux et les cisterciens est caractérisée par sa perspective « christocentrique », c’est-à-dire non pas simplement humaniste mais « humano-divine ». De ce point de vue surplombant, une nouvelle avant-garde peut prendre son élan et relayer, à l’aube du deuxième millénaire, la seule révolution qui ait jamais eu lieu : celle de l’Incarnation.

Bienheureuse la crise qui nous vaudra une telle avant-garde !

Avec la radicalité d’un manifeste, Romaric Sangars en appelle, « contre la beauté cosmétique, divertissante ou confortable, contre son asservissement politico-scientifique, contre sa dégradation en rituel narcissique » à une beauté « offensive, dispendieuse, manifestant l’étreinte humano-divine par des éblouissements inédits »

Avec la radicalité d’un manifeste, Romaric Sangars en appelle, « contre la beauté cosmétique, divertissante ou confortable, contre son asservissement politico-scientifique, contre sa dégradation en rituel narcissique » à une beauté « offensive, dispendieuse, manifestant l’étreinte humano-divine par des éblouissements inédits » (p.144). L’art doit renaître à son ambition fondamentale, à sa destinée première : il ne doit pas être un vague décorum, mais « volonté de bâtir une manière sacrée d’habiter le monde » (p.67). Cette beauté doit être portée par la dernière avant-garde.

Comme l’Exultet chante « Bienheureuse la faute qui nous valut tel Rédempteur ! », Romaric Sangars s’exclame lui aussi, au terme de l’essai, « Gloire à la catastrophe ! » : car l’avant-garde qui viendra est aussi celle qui devra se montrer à la hauteur d’une crise sans précédent.

Cet essai ne doit, me semble-t-il, pas occulter le fait que les Chrétiens n’ont ni le monopole de l’Amour, ni le monopole de la Création et du Beau. L’on peut se trouver heurté, à raison, par des passages extrêmement durs sur l’art et le monde contemporains. Valoriser et apprécier différentes formes d’art, d’une qualité inégale soient-elles, ne revient pas automatiquement à sombrer dans le relativisme le plus primaire. 

Dès lors, lire, ou ne pas lire ? Lire, assurément ! Pour n’être pas d’accord, s’il le faut. Ayons encore le courage d’aller lire des essais qui nous heurtent, qui empruntent d’autres chemins que ceux de nos convictions, qui pointent du doigt nos affinités et viennent interroger la teneur réelle de nos goûts. Soyons des lecteurs Zone Critique ! Les plus révoltés écriront des contre-recensions, et à défaut de faire revivre le monde de l’art contemporain, nous ferons au moins sursauter celui de la pensée.

  • La Dernière Avant-Garde. Le Christ ou le néant, Romaric Sangars, Editions du Cerf, 164 pages, 18 €. 

Crédit photo : Romaric Sangars / © Benjamin de Diesbach