Il y a 60 ans, Colette nous quittait. Zone Critique lui rend un hommage, grâce aussi à la délicieuse biographie de Gérard Bonal parue cette année. Un hommage plutôt animal.

On dit que les chats ont neuf vies. Colette, si attachée aux bêtes, semblerait avoir eu elle aussi neuf vies: tour à tour, écrivain, danseuse, comédienne, critique littéraire, journaliste et même tenancière d’une boutique de produits de beauté. Colette a eu ces vies, à toute allure. Après la frustration et l’humiliation endurée par son mariage avec Willy, elle s’est libérée. La première femme libérée qui a choquée l’opinion publique des années 1910 en jouant la pantomime à sein découvert.

Mais revenons à nos chats. Car ils tiennent une place essentielle tant dans la vie de Colette, que dans son œuvre. On connaît Colette pour ses romans aux intrigues amoureuses, ou pour sa saga des Claudine. Pour ses portraits de femmes ultimes comme Léa, dans Chéri.

Mais pour les soixante ans de sa mort, décidons d’explorer les pages plus animales de l’artiste.

« Ce qui concerne le chat dans mes œuvres, n’est jamais un badinage » (La fanal bleu)

L’animalité n’a jamais aussi bien trouvé sa place que chez Colette. Elle parvient à la sublimer comme aucun auteur n’a réussi.

Gérard Bonal consacre quelques pages sur l’adoration de l’écrivain pour les animaux dans son excellente biographie Colette. On apprend ainsi que Colette ne défendait pas seulement les animaux en s’insurgeant contre « les charretiers qui frappaient durement leur chevaux », elle aimait aussi à dépeindre les bêtes dans ses livres, et elle allait jusqu’à les imiter sur scène.

Dans Colette, Gérard Bonal rappelle le rôle de Colette au Ba-Ta-Clan dans La chatte amoureuse. Colette tente d’imiter « pauvrement, la malice guetteuse, l’exigence caressante, l’électrique turbulance d’une chatte jalouse ».

Une chatte jalouse ?

Rien d’étonnant pour l’auteur.

Colette personnalise les chats qui deviennent des personnages à part entière. Ainsi, dans son roman La Chatte paru en 1933, Colette réinvente le triangle amoureux.

Un jeune homme Alain, est sur le point de se marier avec Camille, la femme moderne par excellence. Mais il refuse de se séparer de sa chatte, un chartreux gris bleu, nommée Saha. Camille se voit refuser beaucoup de privilèges dont seule Saha peut bénéficier. La jalousie féminine devient le leitmotiv du roman. Colette réalise la prouesse de décrire la rivalité qui oppose une femme à un animal.

Cette tension entre les deux personnages qui se disputent le même homme atteint son paroxysme au chapitre 8: Camille tente d’éliminer Saha.

Extrait :

” Un soir de juillet qu’elles attendaient toutes deux le retour d’Alain, Camille et la chatte se reposèrent au même parapet, la chatte couchée sur ses coudes, Camille appuyée sur ses bras croisés. Camille n’aimait pas ce balcon-terrasse réservé à la chatte, limité par deux cloisons de maçonnerie, qui le gardaient du vent et de toute communication avec la terrasse de proue.

Elles échangèrent un coup d’œil de pure investigation, et Camille n’adressa pas la parole à Saha. Accoudée, elle se pencha comme pour compter les étages de stores oranges largués du haut en bas de la vertigineuse façade, et frôla la chatte qui se leva pour lui faire place, s’étira, et se recoucha un peu plus loin.

(…) 

Saha s’éloigna avec dignité et préféra rentrer dans la chambre. Mais la porte de l’hypoténuse avait été refermée, et Saha s’assit patiemment. Un instant après elle devait céder le passage à Camille, qui se mit en marche d’une cloison à l’autre, à pas brusques et longs, et la chatte sauta sur le parapet. Comme par jeu, Camille la délogea en s’accoudant, et Saha, de nouveau, se gara contre la porte fermée.

L’œil au loin, immobile, Camille lui tournait le dos. Pourtant la chatte regardait le dos de Camille, et son souffle s’accélérait. Elle se leva, tourna deux ou trois fois sur elle-même, interrogea la porte close… Camille n’avait pas bougé. Saha gonfla ses narines, montra une angoisse qui ressemblait à la nausée, un miaulement long, désolé, réponse misérable à un dessein imminent et muet, lui échappa, et Camille fit volte-face.

(…)

Saha s’était reprise, et fût morte plutôt que de jeter un second cri. Traquant la chatte sans paraître la voir, Camille alla, vint, dans un complet silence. Saha ne sautait sur le parapet que lorsque les pieds de Camille arrivaient sur elle, et elle ne retrouvait le sol du balcon que pour éviter le bras tendu qui l’eût précipitée du haut des neuf étages.

Elle fuyait avec méthode, bondissait soigneusement, tenait ses yeux fixés sur l’adversaire, et ne condescendait ni à la fureur, ni à la supplication. L’émotion extrême, la crainte de mourir, mouillèrent de sueur la sensible plante de ses pattes, qui marquèrent des empreintes de fleurs sur le balcon stuqué.

Camille sembla faiblir la première, et disperser sa force criminelle. Elle commit la faute de remarquer que le soleil s’éteignait, donna un coup d’œil à son bracelet-montre, prêta l’oreille à un tintement de cristaux dans l’appartement. Quelques instants encore et sa résolution, en l’abandonnant comme le sommeil quitte le somnambule, la laisserait innocente et épuisée… Saha sentit chanceler la fermeté de son ennemie, hésita sur le parapet, et Camille, tendant les deux bras, la poussa dans le vide.”

C’est par un jeu de symétrie que Colette décide de brouiller l’animalité et l’humanité. Pour Colette « il n’y a qu’une bête » Saha et Camille deviennent mi femmes, mi félines, à attendre le même homme rentrer du travail.

Colette renverse les codes et attribue à la chatte des postures et des adjectifs humains. Tandis que Camille prend le rôle d’un dangereux prédateur qui rôde autour de sa proie. Le dialogue qui domine tout le roman est absent lors de cet extrait. Il traduit la communication impossible entre une Camille bornée et une chatte quasi-divine.

Cette tension représente l’inconciliabilité de ce trio. Camille, en poussant Saha dans le vide, signe la rupture de son couple. La bête triomphera finalement en survivant à l’accident. Colette comme son personnage Alain, a choisi son camp.

Bien avant La Chatte, Colette avait déjà écrit sur les animaux. Ses dialogues de bêtes paraissent en 1904. Ce livre recueille les conversations entre son chat Kiki-la-doucette et Toby, le chien. Des considérations sur les animaux que l’écrivain partage avec sa mère, Sido qui lui écrit que « les chats sont des bêtes divines et juste à cause de cela méconnues… ».

L’amour qu’éprouve Alain pour sa chatte échappe à Camille. Comme si la connivence avec les bêtes émanait du divin et de l’inexplicable

L’amour qu’éprouve Alain pour sa chatte échappe à Camille. Comme si la connivence avec les bêtes émanait du divin et de l’inexplicable. Gérard Bonal rapproche très justement ce triangle amoureux de La Chatte avec les propos du second mari de Colette : « Quand j’entre dans la pièce où tu es seule avec des bêtes, j’ai l’impression d’être indiscret ».

On voit en Colette cette femme affranchie des mœurs de son époque, scandaleuse. Trop tôt mariée, trop vite divorcée, trop proche des femmes, trop dénudée.

Le monde humain échappe à Colette. Plus cruel que celui, innocent, de l’animal.

On en oublie que la femme affranchie qu’elle était, n’est née que de blessures qu’elle a subies. Son mariage avec Willy n’est que la parenthèse du pire rôle de Colette: celui de l’épouse bafouée. D’abord volée de ses œuvres, les Claudine, que Willy publie à son nom, elle sera par la suite trompée par ce dernier. Willy tient le rôle dans la vie de Colette, de ce goujat, de l’homme par excellence, effrayant et indélicat. Alors que sa femme jouait La Chatte Amoureuse, il déclarait : « Epaisse, sa taille courte roulait sur des hanches évoquant la gourde plutôt que l’amphore… ». L’humiliation de trop pour Colette : ni femme, ni animale, mais objet.

  • Colette, Gérard Bonal, Perrin, 2014

Marie Gicquel