Aborder l’écriture du corps lesbien peut, à première vue, s’avérer périlleux tant le sujet semble être complexe. L’objectif n’est certes pas de verser dans un discours naturaliste, qui établirait une sorte de typologie déplacée, si ce n’est nulle et non avenue. En s’intéressant à des œuvres qui restent encore trop largement sous-estimées, voire invisibilisées par l’histoire littéraire officielle, nous pouvons être à même de proposer une réflexion autour de la manière dont ces autrices évoquent la sexualité féminine et lesbienne. Aussi, nous avons choisi d’évoquer, pour ce dossier consacré aux écritures du corps féminin à celle de l’homosexualité féminine, les romans Thérèse et Isabelle et Le Corps Lesbien, respectivement écrits par Violette Leduc et Monique Wittig.
Thérèse et Isabelle ou l’histoire d’une œuvre bâtarde
Choisir de comparer ces deux textes relève du pari tant ces derniers paraissent aux antipodes l’un de l’autre. À la différence du manifeste politique qu’est Le Corps Lesbien, Thérèse et Isabelle répond, d’abord, à un projet d’ordre autobiographique. Le roman constituait, en effet, à la base, l’un des segments narratifs de Ravages. Conçu comme la transposition fictive d’évènements réels, le roman avait, en somme, été divisé en trois parties qui revenaient, chacune à leur tour, sur les expériences amoureuses ayant marqué la vie de l’autrice Violette Leduc. Refusée par de nombreux éditeurs qui voient dans le roman un brûlot volontiers pornographique, celle-ci est contrainte d’épurer l’œuvre. Elle supprime alors l’épisode de Thérèse et Isabelle du texte final qui se retrouve, ainsi, publié dans une version édulcorée en 1955. L’histoire aurait sûrement pu en rester là, sans l’aide de deux bonnes fées, dont les interventions respectives auront une influence décisive dans la postérité de l’œuvre.
La première s’appelle Jacques Guérin. Ami et mécène de Violette Leduc, il fait réaliser, à ses frais, un tirage hors commerce de l’épisode injustement mis à l’index. Bien que limitée, Thérèse et Isabelle bénéficie bientôt d’une certaine audience parmi les cercles critiques. La seconde s’appelle Simone de Beauvoir. Celle qu’on ne présente plus croit fermement au talent littéraire de Violette Leduc, et l’encourage à publier une partie de l’épisode dans La Bâtarde (1964). Le succès du roman permet à l’écrivaine de publier, deux plus tard, la deuxième partie de l’épisode. Néanmoins, censure oblige, il faut attendre la réédition de l’œuvre, en 2000, pour pouvoir enfin découvrir Thérèse et Isabelle dans sa version intégrale.
Cette précision mérite d’être rappelée ne serait-ce que pour éviter certaines confusions autour de la genèse de l’œuvre. Si le roman n’a certes pas été pensé dans le but de s’inscrire dans une revendication politique, il n’empêche que le texte constitue une ouverture – et pas des moindres – dans le paysage littéraire de la France d’alors, jusqu’ici dominé par un puritanisme plus que sclérosé. Il est évident que le fait de raconter les amours passionnelles de deux pensionnaires de collège, au début du XXe, avait de quoi faire grincer les dents de la société patriarcale de l’époque. La censure qui frappe Violette Leduc lui permet paradoxalement de donner naissance à Thérèse et Isabelle. Le roman, tel qu’on le connaît aujourd’hui, n’aurait, sans doute, jamais vu le jour sans cette mise à l’index initiale.
Le Corps Lesbien ou l’histoire d’un manifeste lesbiano-politique
La situation est quelque peu différente dans le cas de Monique Wittig. Nous sommes en 1973. Presque vingt ans se sont écoulés. Entre-temps Mai 68 est passé par-là. Les mœurs françaises n’ont semble-t-il jamais été aussi « libérées ». Et de fait, l’autrice n’a aucun mal à faire publier Le Corps Lesbien, qui plus est, sous l’égide des éditions de Minuit, connues pour avoir été, entre autres dans les années 50, le QG du Nouveau-Roman. Pourtant, si l’autrice ne subit aucune pression officielle, son sujet la voue, néanmoins, à une censure officieuse. La visibilité de l’œuvre restait, en effet, au vu de son sujet, fortement sujette à caution. En publiant un texte qui se présente davantage comme un essai expérimental que comme un roman ordinaire, Monique Wittig a parfaitement conscience que ce dernier a toute les chances d’être passé sous silence par une société giscardienne, qui reste encore bien trop frileuse, dès qu’il s’agit de sexualité féminine et lesbienne. Monique Wittig n’en est certes pas à son premier coup d’éclat.
Monique Wittig est d’abord celle qui tente, en août 1971, accompagnée de neuf autres jeunes femmes, de déposer un gerbe de fleurs, en l’honneur de la femme du soldat inconnu. Bien qu’avorté, l’évènement fera date dans l’histoire, et marquera les débuts médiatiques du Mouvement de Libération de la Femme. Monique Wittig possède, d’emblée, un statut à part, et se distingue rapidement de ses comparses.
En 1973, au moment où l’autrice se décide à publier l’ouvrage, elle n’est pas encore considérée comme l’une des figures tutélaires du lesbianisme politique. Cette dernière bénéficie, cependant, d’une certaine réputation dans le milieu féministe. Avant d’être étudiée dans les universités, Monique Wittig est d’abord celle qui tente, en août 1971, accompagnée de neuf autres jeunes femmes, de déposer un gerbe de fleurs, en l’honneur de la femme du soldat inconnu. Bien qu’avorté, l’évènement fera date dans l’histoire, et marquera les débuts médiatiques du Mouvement de Libération de la Femme. Monique Wittig possède, d’emblée, un statut à part, et se distingue rapidement de ses comparses. Car, si elle adhère, en théorie, au féminisme d’obédience matérialiste, qui reprend la base de la pensée marxiste afin de l’appliquer aux rapports de sexe, dans la pratique, l’autrice va rapidement être déçue par le peu de place que revêt la question lesbienne au sein du M.L.F. Cette dernière se situe, de fait, du côté des « Gouines Rouges » qui constitue le premier groupe exclusivement lesbien de France. Pour la première fois, le lesbianisme n’était plus seulement envisagé, voire dissout, dans la seule dépendance du combat féministe. Il devenait à la fois un sujet digne de générer un ensemble de débats, mais également une communauté organisée qui remettait en cause, par son existence même, l’évidence de la société hétérosexuelle, accusée d’être trop peu interrogée par le féminisme d’alors. Le Corps Lesbien s’affirme clairement comme un manifeste littéraire qui contient en germe l’ensemble des éléments théoriques qu’elle développera, sept ans plus tard, dans La Pensée straight.
Monique Wittig s’inscrit ouvertement dans une avant-garde qui tente dès l’entre-deux guerres de faire du neutre un instrument d’affirmation autant que d’expérimentation. L’autrice élabore une proposition artistique qui tente de s’arracher sinon de remettre en question les catégories traditionnelles à partir desquelles fonctionne le système patriarcal. Le Corps Lesbien annule la « marque du genre » aussi bien en tant qu’opérateur de division politique qu’en tant que prisme à l’aune duquel sont définis les individu.e.s. Monique Wittig dé-hétéro-sexualise le langage. Pour elle, le lesbianisme apparaît comme le seul horizon politique envisageable pour celles et ceux souhaitant échapper au contrat sexuel impliqué par le système straight.
Si le positionnement politique du Corps Lesbien doit être, en partie, relié à l’effervescence socio-culturelle de l’après Mai 68, il doit, également, beaucoup à l’héritage littéraire qui l’a précédé, au premier rang desquels figure Thérèse et Isabelle. Violette Leduc sait fort bien qu’il n’y a pas besoin de se placer sous les auspices d’un courant quelconque pour être furieusement subversive. Bien qu’elle ne se soit jamais réclamée de la bannière féministe, il va de soi qu’en racontant son vécu, l’écrivaine fait sans le savoir, ou presque, de la politique. La conscience de l’interdit et de la transgression vis-à-vis de la morale patriarcale plane dans l’ensemble de l’intrigue. « Thérèse et Isabelle » est, en cela, un titre hautement significatif. Ce dernier apparaît, en effet, comme une sorte de clin d’œil ironique qui détourne les célèbres romances (hétérosexuelles) de la littérature classique telles que Héloïse et Abélard ou encore Paul et Virginie. Violette Leduc politise l’intime et affirme qu’il n’y a rien qu’une artiste ne puisse évoquer. Elle fait ainsi d’une expérience personnelle une histoire universelle. Avec Thérèse et Isabelle, l’autrice prend à bras-le-corps la question de la politisation du “point de vue minoritaire”, qui constitue le cœur du projet littéraire de Monique Wittig.
Lesbianiser le « point de vue minoritaire » ou l’invention d’un corps de langage lesbien
On peut affirmer, sans ambages, que la publication de Thérèse et Isabelle, au début des années 50, ouvre la voie à des œuvres qui peuvent à la fois se permettre d’aborder, de front, l’homosexualité féminine tout en s’autorisant également à être ouvertement anti-conformistes, à l’image du Corps Lesbien. Violette Leduc s’inscrit, de fait, dans la continuité d’un Marcel Proust. Ce dernier réussit, en effet, comme le rappelle Monique Wittig, dans l’article « Le Cheval de Troie », à universaliser le « point de vue minoritaire » homosexuel. A ceci près que l’autrice de Ravages procède de façon inversée. Chez elle, nulle procédé de contournement n’est présent dans la narration. Tout y est très clair. L’autrice évoque une passion lesbienne aussi naturellement que s’il était question d’une romance (hétérosexuelle) lambda. Violette Leduc décrit sans la moindre gêne les premiers désirs et plaisirs charnels de deux adolescentes. Peu importe que l’histoire implique deux personnages féminins. Car, l’essentiel est situé dans l’urgence de raconter la fugacité d’une passion amoureuse, nécessairement vouée à être courte. La brièveté et l’intensité des sentiments éprouvés par les deux héroïnes éponymes sont ainsi saisies au moyen d’un texte fortement imagé : « Nous l’avons fait de mémoire comme si nous nous étions caressées dans un monde avant notre naissance, comme si nous rattachions un maillon. La main d’Isabelle qui me troublait autour de ma hanche c’était la mienne, ma main sur le flanc d’Isabelle, c’était la sienne. Elle me reflétait, je la reflétais : deux miroirs s’aimaient. Notre promenade à l’unisson ne changea pas quand elle rejeta sa chevelure, quand je repoussai le drap. J’écoutais dans ses doigts ce que lui chantaient mes doigts. Nous apprenions, nous retenions que les fesses sont des sensitives. Nos mains étaient si légères que je suivais la courbe du duvet d’Isabelle sur mon bras, la courbe de mon duvet sur son bras. Nous descendions, nous remontions avec nos ongles effacés la rainure de nos cuisses refermées, nous provoquions, nous supprimions les frissons »
Comparé aux expérimentations de Monique Wittig, le style paraît, de prime abord, assez classique. L’énonciation est assurée par Thérèse en personne. Si l’histoire apparaît linéaire, la temporalité est, néanmoins, délibérément floue. Tout se passe, en effet, comme si les évènements étaient racontés depuis une sorte de bulle spatio-temporelle qui annihile toute notion de durée. Les scènes attendues, à commencer par l’éveil à la sexualité, sont racontées sans pudeur ni voyeurisme obscène. La jouissance y est décrite, de ses prémisses à sa fin, tantôt de façon imagée, tantôt de façon explicite. Le clitoris est, par exemple, qualifié de « perle ». Le plaisir est, quant à lui, souvent animalisé, métamorphosé en « pieuvre » qui ronge les corps adolescents. Loin d’avoir pour fonction d’embellir le texte, dans le but de gommer les actes décrits, ces nombreuses images donnent à voir comme à entendre une autre façon d’envisager la sexualité et le corps lesbien. Le recours aux figures de style s’affirme comme une stratégie de (faux) détournement. Car, en contournant la terminologie (patriarcale) officielle, Violette Leduc parvient à en dire davantage sur le plaisir féminin, sans jamais devoir céder aux sirènes du non-dit. L’écrivaine crée une représentation chiasmatique de la sexualité féminine et lesbienne. La découverte de la passion charnelle s’affirme comme une « promenade à l’unisson ». Les personnages se fondent et s’unissent dans un « nous » qui les réunit plutôt qu’il ne les sépare. L’autrice empêche ainsi toute incursion voyeuriste tout en restant toujours très transparente dans ses propos. En bonne lectrice de Thérèse et Isabelle, Monique Wittig pousse au paroxysme le style flamboyant de Violette Leduc, en inventant un corps de langage (lesbien).
Si Hegel disait que : « c’est dans le mot que nous pensons », la politique du Corps Lesbien affirme que « c’est dans et par le mot que nous créons ». Parler du corps lesbien implique, pour elle, de devoir l’inventer de toutes pièces. Pour cela, l’autrice innove en supprimant toute les « marque[s] du genre » que l’on trouve ordinairement dans le langage (patriarcal) standard. En effaçant l’ensemble des pronoms personnels et autres éléments grammaticaux se rapportant au « je », l’autrice lesbianise le langage. Elle montre qu’il est ainsi possible de créer une langue dans laquelle les individu.e.s ne sont plus envisagé.e.s – et par extension hiérarchisé.e.s – en fonction de leur appartenance de genre et de sexe. Loin d’être purement anecdotiques, ces expérimentations amènent à réfléchir. Elles montrent, en effet, à leur échelle, que le corps de langage lesbien pourrait peut-être constituer un terreau linguistique à même de créer de nouvelles politiques affectives et sexuelles. Pour Monique Wittig, il n’y a qu’en travaillant le corps des mots, en modelant leur aspect signifiant, que l’on peut espérer agir sur leur signifié. Autrement dit, dans Le Corps Lesbien, le langage n’est plus dominé par un signifié genré, mais retrouve, au contraire, sa puissance signifiante : « M/on clitoris l’ensemble de m/es lèvres sont touchés par tes mains. À travers m/on vagin et m/on utérus tu t’introduis jusqu’à mes intestins en crevant la membrane. Tu mets autour de ton cou m/on duodénum rose pâle assez veiné de bleu. Tu déroules m/on intestin grêle jaune. Ce faisant tu parles de leur consistance, tu parles de leurs mouvements, tu parles de leur température. Tu essaies à ce point d’arracher m/es reins. Ils te résistent. Tu touches m/a vésicule verte. J/e m/e morfonds, j/e m/ e plains, j/e tombe dans un gouffre, m/a tête est entraînée, m/on cœur m/e vient au bord de m/es dents, il m/e semble que m/on sang s’est figé dans m/es artères. »
Monique Wittig use d’un style qui dissèque les corps et les cœurs. À l’instar de la narration, les marques associées au « J/e » apparaissent fortement déstructurées, quand elles ne sont pas purement et simplement effacées. Les nombreuses énumérations créent un rythme lancinant qui, en fonctionnant par vagues, se lit comme la métaphore du plaisir progressif qui s’empare de « J/e » et « Tu ». Si le corps est ré-érotisé dans toutes ses parties, l’autrice privilégie l’évocation de celles qu’on ne voit pas, et qui ont, de ce fait, peu de chances de faire l’objet de louanges romantiques. Le plaisir de dire et de décrire est palpable. En procédant à une revue anatomique du corps lesbien, la narratrice replace la sensualité au centre de l’énonciation. L’autrice fabrique ainsi un corps de langage (lesbien) qui (é)puise son sens au cœur de la matérialité qui le constitue. Le texte peut tour à tour être scandé, chanté ou psalmodié, sans jamais perdre sa puissance d’effraction et de signification. En créant un langage littéraire débarrassé de la « catégorie de sexe », l’autrice réinvente nécessairement la manière d’évoquer la sexualité féminine et lesbienne. La jouissance et l’érotisme se retrouvent ainsi au détour de chaque mot. Ils sont à la fois partout et nulle part, paradoxalement insaisissables à l’instar même de ce corps de langage lesbien dont ils sont le fer de lance.
Conclure serait difficile tant Thérèse et Isabelle et Le Corps Lesbien ont été – et restent – des œuvres capitales dans l’écriture de l’homosexualité féminine en littérature. On aurait, cependant, grand tort de se priver d’évoquer une dernière chose. Contrairement à Rimbaud, Violette Leduc et Monique Wittig nous prouvent que « Je » n’est pas un autre. (D)écrire le corps féminin et lesbien implique systématiquement, chez elles, de disjoindre les dichotomies et autres séparations, instaurées par la société patriarcale. S’il est toujours question de passion charnelle lesbienne, celle- ci engage, avant tout, la découverte de l’autre. L’expérience de l’altérité, et la relation de réciprocité et d’égalité qu’elle suppose, constituent assurément un geste littéraire et politique fort qui frappe durablement l’imaginaire individuel et collectif.
Crédit photo : (c) Henri Cartier-Bresson