Autrice engagée de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, Constance de Salm est  aujourd’hui inconnue des milieux littéraires : ses ouvrages peinent à se frayer un chemin dans les  travaux contemporains. Pourtant, à son époque, son nom et son combat rayonnaient et faisaient d’elle une personnalité littéraire connue, engagée et polyvalente.

En faisant sa rencontre, j’eus la même réaction que vous et je pensai alors : qui est-elle ? A mon  grand regret, je ne pouvais pas citer un seul fait de la vie de cette femme et je regrettai aussitôt le manque de diversité dans les programmes académiques et dans le grand héritage littéraire laissé à la  postérité, postérité dont la conservation subjective s’arrête à certains noms, marquants peut-être,  masculins surtout. 

Doucement, au fil des lectures, j’appris à faire sa connaissance en allant à sa rencontre, en  scrutant sa vie, ses idées, sa prose, sa poésie et compris donc que naissait sous mes yeux le profil d’une  femme talentueuse, douée avec les mots, engagée dans le domaine politique et créatif. Une femme de  son temps, probablement prisonnière de certaines mœurs, mais suffisamment privilégiée pour faire  entendre sa voix, pour prendre la parole et s’insurger contre les conditions sociales de son temps : comment, du fait de son  engagement et de la situation sociale de son époque, ne le pourrait-elle pas ?  

Une plume remarquable, reconnue, revendicative

Effectivement, Constance de Salm, d’abord Constance de Théis puis Pipelet, naît en 1767 et  décède en 1845 : elle grandit donc à la fin du XVIIIe siècle, marqué par des conflits politiques que la  Révolution française viendra confirmer. Révolution politique d’un côté, mais sociale de l’autre, ce qui  permettra à certaines femmes de se faire entendre, c’est le cas de cette autrice qui parvient à se faire  remarquer par les milieux culturels de la capitale. Dès 1794, juste après l’épisode de la Terreur qui la  contraint à s’éloigner de Paris, elle fait représenter sa tragédie Sapho, tragédie en vers, qui sera rejouée  plus de cent fois et très appréciée du public et de l’institution littéraire de l’époque.

Dès lors, son talent interroge, ensorcelle, intéresse… elle est, à la fin du XVIIIe siècle, reconnue  par le monde artistique de son époque. Stendhal, par exemple, sera l’un des écrivains du début du XIXe  siècle à l’admirer : « mais j’admirais avec envie la gorge de Mme Constance Pipelet qui lut une pièce de  vers », écrit-il à son sujet. Or, son image d’autrice à succès est développée par la réception de ces œuvres : certains lecteurs préfèrent même lire ces ouvrages, mettant ainsi dans l’ombre certains auteurs installés de cette époque. Ces écrivains ne sont pas sans réagir à son succès, à cette introduction d’une figure féminine dans les milieux littéraires. 

Effectivement, à cette même période, Ponce-Denis Echouard-Lebrun s’exprime à ce sujet, en demandant aux femmes de rester cantonnées à leur milieu (la  maison) en respectant leur infériorité, leur impossibilité à produire quelque œuvre que ce soit. De fait, à  la fin du XVIIIe siècle, les femmes doivent effectivement répondre aux attentes de leur société : être mères de famille et de bonnes épouses. Elles sont de fait considérées comme étant naturellement inférieures et comme devant respecter et honorer le sexe masculin, malgré une lente mise en place des  prises de position protoféministes de cette époque, certaines femmes, de milieux aisés, peuvent parvenir  à s’émanciper des carcans sociaux en participant à des groupes d’action spécifiques, comme la « Société  des républicaines révolutionnaires ». Cette situation sociale est celle qui inspirera à l’autrice l’écriture  des Épîtres aux femmes de 1797, publiée afin de promouvoir le combat pour l’égalité des genres. De ce  fait, outragée, répugnée, Constance de Salm répond à Echouard-Lebrun et appelle les femmes à prendre  leur plume, à écrire, à faire entendre leur voix : « Les temps sont arrivés, Femmes éveillez-vous »,  ordonne-t-elle alors, tout en prônant et défendant une égalité entre les genres. Charles Fourier ajoute que « les progrès  sociaux et changements de période s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté ; et les  décadences d’ordre social s’opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes », témoignant  ainsi de la place centrale qu’occupent les droits des femmes à l’époque de Salm, une question essentielle  pour cette autrice qui, issue d’un milieu bourgeois, fut l’une des rares femmes à pouvoir, comme elle le  dit, « accorder [sa] lyre ». 

Ascension littéraire

Mais Constance de Salm n’était pas seulement une autrice protoféministe. Effectivement, son œuvre poétique est longue, dense  et variée : elle est une figure littéraire polyvalente. Divorcée puis remariée à Jospeh de Salm Reifferscheidt-Dyck, devenue donc comtesse de Salm, elle est soit à Paris, soit à Aix-la-Chapelle. Le  couple devient en 1806 le propriétaire d’un château parisien, château dans lequel sera créé un salon  littéraire dont la renommée marqua les esprits : effectivement, de grands noms de l’époque se rendaient  à ces réunions littéraires et aristocratiques organisées par Constance de Salm et son mari. Parmi eux, Alexandre Dumas ou encore Jean-Antoine Houdon.

Ses travaux se multiplient eux aussi, à partir de ce début de siècle : on y décèle de nombreuses  épîtres. Dans son épître à Napoléon, Salm s’insurge : pourquoi  les femmes ne reçoivent pas le même traitement que les hommes dans le Code pénal ? « Quelle main a tracé cet article barbare ? », demande-t-elle à l’empereur, ne se limitant pas et accusant directement ce dernier de l’infâmie juridique et sociale commise par sa seule main, injuste selon l’autrice.

Dans son épître à Napoléon, Salm s’insurge : pourquoi  les femmes ne reçoivent pas le même traitement que les hommes dans le Code pénal ?

En 1820, Constance de Salm disparaît du monde littéraire et artistique en raison d’une  dépression sévère développée en réaction à la mort de sa fille, Clémence qui fut assassinée par un homme à qui elle aurait refusé un mariage (un féminicide, pouvons-nous dire en 2023). Ce n’est que trois ans plus tard qu’elle fait à nouveau parler d’elle, avec la publication de son roman Vingt-quatre heures d’une  femme sensible, qui connaîtra un véritable succès en France et en Europe. Court roman épistolaire, ce dernier retrace les émois, sentiments, désespoirs et joies d’une femme condamnée, pense-t-elle, à un  amour non réciproque. Tiraillée entre plusieurs puissances qui la torturent, elle écrit à son amant ces  lettres enflammées, afin de laisser une trace de son trouble, de se ressaisir par l’écriture. Elle voulait, écrit-elle dans sa préface, faire « une espèce d’étude du coeur d’une femme » : elles aussi peuvent être éprises de passion, l’écrire avec fougue et l’adresser à l’être aimé. 

L’éternel retour : “elle mourra comme elle a vécu”

Pendant ces années 20, elle continue de publier des épîtres, écrit sur les journalistes allemands  au sujet de la situation des femmes allemandes et continue de travailler son écriture didactique,  tranchante, engagée : en 1829, elle publie la première version de ses Pensées, qui seront republiées dans  ses Œuvres complètes, parues en 1842. A nouveau, Constance de Salm s’insurge, se révolte, porte en  son nom le combat des femmes opprimées, d’une époque étouffée par les injustices sociales et les  négligences politiques. En 1833 est publié son poème « Mes 60 ans », sa principale création pensait elle, œuvre nostalgique dans laquelle l’autrice se tourne vers son passé pour regarder le chemin parcouru  et sa vie en face. « Femme, de nos esprits si long-temps comprimés, / J’ai franchi l’antique barrière, /J’ai pénétré dans la carrière, / Sûre enfin de ces droits par l’honneur réclamés, / De ces droits que pour tous on avait proclamés », écrit-elle dans ce poème. Ce retour sur son passé est forgé par sa fierté et sa propre reconnaissance du caractère exceptionnel de son vécu. Née dans une société aux normes étriquées, Constance de Salm sait qu’elle se trouve comparable à une fleur dans un sentier d’obus, dans la mesure où elle ouvrit des portes cloisonnées pour donner une voix (voire une existence – pour transformer le « tous » en un « tous » universel) à celles qui ont longtemps été piégées par les normes restrictives et par les esprits « comprimés », dit-elle, de leur époque.

Constance de Salm meurt en 1845 à Paris. Or, son combat, presque visionnaire, permit l’éveil  d’une multitudes de consciences, éveil dont tant d’autres combats naquirent et furent menés. Pour finir  cet hommage, redonnons-lui la possibilité de s’exprimer, d’exprimer la force et l’importance de son  entreprise littéraire et militante :  

« Je mourrai comme j’ai vécu, 

Simple mais juste, devant croire 

Que femmes nous avons reçu 

Ce qui des hommes fait la gloire, 

Le talent ; offrant mon encens 

Comme eux aux Filles de Mémoire, 

Et me riant dans la victoire 

De leurs jaloux emportements. » 

Diana Carneiro