À L’Azimut, la compagnie belge Les Vélocimanes Associés présente son étrange Der Lauf, un spectacle de cirque « entre David Lynch etIntervilles ». On ne pourrait pas trouver meilleures comparaisons pour cet ovni jonglesque, profondément drôle et terrifiant. Dans leur spectacle, Les Vélocimanes Associés s’intéressent à ce « cours des choses » que l’on croit immuable, mais en proposent ici un bousculement esthétique et philosophique : dans une collaboration ingénieuse avec le public, Der Lauf crée un espace de l’imprévisible.
Accidents ordinaires
Dans un dispositif bi-frontal, un ring sépare deux rangées de spectateur·rices. Sur nos sièges, une enveloppe que l’on nous demande de ne pas ouvrir. Personne ne semble s’y risquer : nous sommes surveillé·es par un étrange personnage coiffé d’un sceau sur la tête, assis sur une chaise. Le spectacle commence par se présenter comme son antithèse : « ceci n’est pas un spectacle », nous avertit un panneau, mais une « série d’expériences inutiles ». En effet, nous allons assister à une succession d’événements en apparence insignifiants, allant d’un numéro d’assiettes tournantes à un bonneteau géant, en passant par un exquis duel d’équilibre de briques et de verres à vin.
Ces acrobaties d’objets appellent à une réponse urgente de la part du public qui trouve sa place dans la contingence.
Dans chacune de ces scènes, pourtant, le cours des choses se voit bouleversé : nous en devenons acteur·rices. Ces acrobaties d’objets appellent à une réponse urgente de la part du public qui, avec une étonnante fluidité, trouve sa place dans la contingence. En communauté, nous tentons de sauver quelque chose de ces prises de risque en donnant des indications improvisées à ces manipulateurs qui s’en remettent à nous. Et même si l’on sait bien que ça n’est pas possible, on garde l’espoir d’un équilibre infini, d’une chute impossible, d’une assiette qui ne se casserait jamais.
Chevaliers du chaos
Ces manipulations sont opérées par une bande d’étranges maîtres de cérémonie, les uns en costume-cravate et gants de boxe et l’autre déguisé en lapin géant. Ils sont à la fois les créateurs et les candidats de cette énigmatique compétition. Les interprètes font preuve d’une qualité de jeu et de suggestion très impressionnante : sans mots et sans visages, ils prennent vie. Les deux adversaires de ce combat de boxe réussissent, avec de simples mouvements d’épaules et des gestes minuscules, à faire se dégager des personnalités nuancées et à instaurer une complicité avec le public.
Figures sans regards, automates faussement affables, ils restent les agents d’une entreprise trouble.
Pourtant, ils ont aussi quelque chose d’inquiétant : figures sans regards qui semblent pourtant très bien nous voir, automates faussement affables, ils restent les agents d’une entreprise trouble. Ils sont tant les protecteurs que les destructeurs de ces dizaines d’assiettes et de verres à vin, qui finissent toujours par se briser avec grand fracas. Cette fragilité semble ne pas les atteindre : ils ont une mission à effectuer et un protocole à respecter.
Bloc d’expérimentations
Der Lauf nous place très intelligemment dans une position charnière, à la frontière du jeu et de l’expérience scientifique dont nous serions malgré nous les cobayes. C’est drôle, sans aucun doute, mais glaçant. La création lumière (signée Julien Lanaud) participe de cette ambiance parfois cauchemardesque, avec ses angles rasants, ses ombres et ses éblouissements du public. C’est assez impressionnant de réussir à créer une atmosphère pareille, tout en gardant l’assentiment total des spectateur·rices, qui continuent à se prêter volontiers au jeu.
À mesure que le spectacle avance, on semble s’approcher d’un point de non-retour.
La création sonore se glisse délicatement dans ces interstices hallucinatoires, entre la voix lointaine et légèrement déformée de Brenda Lee qui chante « I’m sorry, so sorry, that I was such a fool… » sur l’écho de la vaisselle cassée, et des sonorités plus rythmiques et presque électro qui cadencent les étapes de cette étrange fête foraine. À mesure que le spectacle avance, on semble s’approcher d’un point de non-retour et de la fameuse « mise à mort » qui nous avait été annoncée : l’expérience se clôture en effet par une lapidation par balles en mousse, consentie, participative et ludique mais d’autant plus glaçante.
Les Vélocimanes Associés échafaudent, avec Der Lauf, un examen millimétré du réel et du « cours des choses » en les prenant à contre-courant : avec tout le sérieux qu’appelle l’absurdité, ils interrogent la fragilité du quotidien et surtout notre regard sur celle-ci. Ils viennent également chatouiller notre libre-arbitre : aurions-nous pu, réellement, sauver quelque chose de ce fracassement ? On sort de ce spectacle en regardant différemment ce fameux « cours des choses » et ses chaînes d’actions et de conséquences, mais aussi et surtout notre propre responsabilité face au vacarme.
- Der Lauf, conçu et interprété par Guy Waerenburgh, Baptiste Bizien et Julien Lanaud (Les Vélocimanes Associés). Jusqu’au 1er octobre 2023 à L’Azimut (Théâtre Firmin Gémier / Patrick Devedjian) à Antony. Pour retrouver toutes les dates de tournée : https://derlauf.be
Crédit photo : © Katarzyna Anna Kubiak