L’Echiquier, de Jean Philippe Toussaint, qui vient de paraître aux éditions de Minuit,  figure dans la première sélection du prix Goncourt 2023. Cette nomination n’étonne pas. En effet, c’est en virtuose que l’auteur dresse son Echiquier autobiographique, sur le plateau duquel évoluent les figures qui peuplent encore sa vie et sa mémoire, alors qu’il se retrouve seul face à lui-même – et donc à l’écriture. Des folles diagonales d’hommes fulgurants, aux petits pas de soldats avançant à l’ombre de souvenirs en fuite, c’est la vie, mais à l’envers, qu’esquisse avec une puissante douceur la plume de Jean-Philippe Toussaint. 

A la suite de l’annonce du confinement de 2020, Jean-Philippe Toussaint voit tout le programme des semaines et mois à venir s’effondrer. Il en va pour l’auteur comme pour le reste de la population : naviguer entre l’hypocondrie et la mise à distance de la catastrophe, trouver de quoi occuper les jours à venir, qui, remplis alors d’événements, de rencontres, de déplacements et autres activités mondaines, se changent subitement en un unique et monocorde tête-à-tête avec soi-même. Or, un long et contraint rendez-vous entre un écrivain et son bureau ne peut accoucher que d’une seule chose : un livre dense et pas très commun. C’est donc tout naturellement l’occasion pour Jean-Philippe Toussaint d’entamer la rédaction d’un ouvrage déconcertant par sa portée plurielle et prolixe, tantôt doux, tantôt piquant, mais toujours profond et juste. Avec grande intelligence et délicatesse, et non sans une pointe d’ironie, celui qui « attendai(t) la vieillesse » et qui « [a] eu le confinement » (p. 7) profite de cette pause dans le temps pour le remonter, pour briser le « moi superficiel » de tous les jours et laisser jaillir sur le papier les souvenirs vivants qui ont façonné son « moi profond », si l’on veut le dire façon Bergson. 

Traduire la vie

L’Echiquier est un livre qui se distingue en ceci que l’on ne peut en conter l’histoire, à proprement parler.. L’occasion pour certains, peut-être, de renouveler la fine et pertinente critique de la lycéenne, qui avait objecté à l’auteur de Fuir que l’on ne comprenait « rien » à son livre, car il « ne racontait pas d’histoire » (p. 37). L’occasion, pour nous, de nous féliciter de découvrir une œuvre maîtrisant à merveille l’art du fragment, et dont les cassures entre présent et passé ouvrent la possibilité d’une écriture réflexive, qui se fait œuvre en revenant sans cesse sur son mouvement. Comme l’explique le narrateur, son projet lors du confinement est triple : produire une nouvelle traduction de la Schachnovelle de Zweig, écrire un essai sur la traduction de manière générale, et entamer un livre/journal de bord rendant compte de son avancée quant à ces deux entreprises. Or, le journal prend peu à peu la forme d’un journal intime, celle d’un essai sur l’écriture, puis celle d’une autobiographie, faite à la façon des recueils d’anecdotes très en vogue à partir du XVIIIe siècle. Tout l’intérêt de L’Echiquier tient à l’équilibre entre ces trois genres que Jean-Philippe Toussaint manie avec le même talent. La fluidité du livre, que l’on pourrait nommer journal, essai, ou bien encore recueil autobiographique, repose donc sur la souplesse avec laquelle l’auteur navigue entre trois espace-temps bien définis, qui, l’écriture allant, se mêlent et se fondent les uns dans les autres.

Poussant la limite entre journal de travail et journal intime de façon plus radicale encore que le fit Gide dans son Journal des Faux Monnayeurs, l’auteur profite de son activité de traducteur pour nourrir son propre projet d’écriture. Comme il le constate, « traduire, c’est écrire » (p. 33) ; en d’autres termes, la transposition même d’un texte d’une langue l’autre suppose un travail authentique d’écriture ; authentique dans la mesure même où la traduction suppose la trahison (traduttore traditore, comme dit le dicton) du texte d’origine, au nom de ce que l’auteur nomme les « fidélités contradictoires » (à l’auteur et à soi-même). Or, lorsqu’il passe de ses réflexions et doutes sur sa traduction, qui se situent dans le maintenant du récit, aux souvenirs qu’en lui fait jaillir la thématique des échecs, qui se situent dans le passé de l’auteur, un même phénomène s’opère. Il faut s’écrire, soi, ce que l’on fut ; mais dans la mesure où ce que l’on écrit de soi n’est plus l’actuel, dans la mesure où le soi perdu n’est plus directement et clairement accessible, il s’agit également d’une forme de « traduction » ; traduction qui n’atteint jamais l’exactitude, par manque – l’ancien soi est autre – et par excès – le soi actuel est celui qui contient tout ce qu’il a été, celui qui donne la couleur dominante à sa trajectoire, quitte à écraser les précédentes. C’est pour cette raison qu’avec Nabokov, l’auteur affirme que l’écrivain doit faire preuve d’une paradoxale « insincérité magnifique » (p. 140). L’espace du livre est donc le lieu où la vie est traduite et réorganisée de sorte qu’elle paraisse telle qu’elle est et fut effectivement, mais également l’espace d’un pieux mensonge, puisqu’il s’agit de transformer les souvenirs inconscients, cryptés au fond de la mémoire, en signes, en mots, en phrases. Or, Jean-Philippe Toussaint joue cartes sur table – si l’on peut dire – puisque son livre exhibe son organisation à la fois minutieuse et incertaine, dit son processus de création, et navigue entre la rigueur du joueur d’échecs et le geste anarchique de l’artiste inspiré. C’est donc bien « un livre d’origine » (p. 195) que l’auteur nous offre, dans la mesure où l’origine, comme le souligne Derrida, est avant tout un mouvement duel, et non un point fixe. C’est la tentative de dire ce qu’il y a au plus profond, ce qu’il y a de plus primitif (en soi, dans le cadre d’une autobiographie), en transposant dans la langue systématisée et impersonnelle ce qui est absolument personnel. L’autobiographie est donc une écriture des limites, qui avance les yeux bandés au-dessus d’un abîme, à la conquête d’un moi originel qu’il faudra traduire aux autres, et donc réécrire. C’est ce que fait, avec une magnifique insincérité, Jean-Philippe Toussaint dans L’Echiquier.

L’autobiographie est donc une écriture des limites, qui avance les yeux bandés au-dessus d’un abîme, à la conquête d’un moi originel qu’il faudra traduire aux autres, et donc réécrire.

Une vie de contingences nécessaires

C’est ainsi par fragments que l’auteur livre au lecteur des anecdotes, des aperçus fugaces de son passé. Ces « biographèmes », petits échantillons de vie dont la brièveté signe la densité et l’éclat, traversent l’œuvre et égrainent dans leur course des événements parfois faussement banals, parfois remarquables. A la manière d’un impressionniste, Jean-Philippe Toussaint peint l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte. Il dresse le portrait d’une vie couleur du temps, qui passe et laisse derrière elle mille impressions déclinées en une palette bariolée et harmonieuse de sensations diffuses. Livre des origines donc, mais aussi expérience infinie de l’existence, puisque le lieu du livre, comme objet, est « cet espace clos qui permet pourtant à la pensée un rayonnement illimité » (p. 192). Toutes les entrées du livre proposent une vue que l’on ne pourrait achever de décrire, puisqu’elle se fait systématiquement ouverture sur un instant, un moment de vie qui ne saurait être circonscrit en quelques mots. La narration, sautant de section en section – le livre est divisé en 64 parties, comme les 64 cases d’un échiquier – laisse filer, deçà delà, des souvenirs aux contours hasardeux, immortalisés dans la nécessaire contingence du tempus fugit. En effet, à la manière d’une partie d’échec, tendue entre la sensation duelle du hasard et de la nécessité, L’Echiquier réussit le miracle de restituer la vie vraie, elle-même tiraillée entre contingence et évidence. Pour réaliser cette folle entreprise, Jean-Philippe Toussaint avance en funambule sur le fil des mots déposés sur le papier ; la relecture sera pour plus tard. Le moment de l’écriture est un jaillissement, une pulsion de vie (Barthes déjà nommait cela le Plaisir du texte, qui ravit aussi bien le lecteur que l’écrivain), qu’il convient dans un second temps seulement de retravailler, corriger, peaufiner. Là encore, cette esthétique de la dualité est admirablement maîtrisée par l’auteur : la liberté cathartique du moment de la création, puis la contrainte rigoureuse du mot juste, pour que « dans le livre [soit] le vrai, le juste, le nécessaire » (p. 185), donnent au lecteur l’intime sensation de découvrir un édifice gigantesque, parcouru d’entrées diverses, inattendues et pourtant en diapason avec le reste du palais, depuis le toit duquel se déploie un ciel immense de possibles. 

Des ouvertures initiales et initiatiques – le rapport au père, l’apprentissage des échecs et le développement du fils qui parvient peu à peu à rééquilibrer la partie, pour triompher des conflits et rivalités tus – aux fins de partie tragiques telle que celle de Gilles Andruet, le lecteur part à la rencontre des spectres du passé de l’auteur. Ces êtres de chair devenus souvenirs avancent nimbés d’une brume douce et pleuviotante que l’on appelle nostalgie, insaisissable compagne dont Jean-Philippe Toussaint a su esquisser l’intrigant sourire, aussi léger qu’est gros son cœur, toujours sur le point de glisser sur sa langue et jaillir hors de ses lèvres. La langue du corps éprouvé par le temps qui le transperce, la langue couchée sur le papier qui se réinvente pour rendre vivant et présent ce qui est mort et achevé ; arme bifide que Jean-Philippe Toussaint manie avec dextérité, tant et si bien que L’Echiquier devient un recueil non d’anecdotes, mais de véritables moments, plus ou moins intimes, partagés dans une chaleureuse humanité avec le lecteur. Truffaut, souvent cité dans le livre, l’est fort à propos : l’adolescence pluvieuse et errante de l’auteur, la vie toute brouillonne et émouvante d’Andruet ne sont pas sans rappeler le jeune Antoine Doinel, ses pérégrinations dans la rue et dans la vie. D’autres scènes, et au gré de l’âge et des voyages, évoquent encore d’autres portraits, si bien que l’on passe des nuances de gris à la couleur, et inversement.  L’Echiquier de Jean-Philippe Toussaint, loin d’alterner sagement entre le noir et le blanc, habille ses cases de tons pluriels et bariolés, sur lequel l’auteur dépose ses propres pas, au côté de ses anonymes, de ses gardiens et de ses fous ; il s’y fait parfois petit comme un pion ; d’autres fois preux comme un Chevalier, afin d’obtenir l’ultime et rêvé baiser de la Dame… Enfin ; tout est simple, authentiquement orchestré ; et c’est en passant du conte à l’hommage, du rire caustique au silence endeuillé et respectueux, que Jean-Philippe Toussaint parvient à faire de son œuvre non pas seulement « l’échiquier de sa mémoire », mais également celui de la vie telle qu’en chacun elle se joue, flux de temps dont l’écriture conjure le mat.

  • L’échiquier de Jean-Philippe Toussaint, éditions de Minuit, août 2023

Crédit photo : Jean-Philippe Toussaint (© Mathieu Zazzo)