Le 25 novembre dernier, la série « Dekalog » réalisée par Julien Gosselin et constituée de neuf épisodes était présentée en avant-première à la MC93 à Bobigny en présence du metteur en scène et des comédiens, un événement qui sera réitéré le 27 janvier 2024 au Théâtre National de Strasbourg où était initialement né ce projet d’entrée dans la vie professionnelle de l’ensemble du groupe 45 de l’École du TNS. Depuis le 12 décembre 2023, l’intégralité des épisodes est disponible sur le site de France Télévisions

« Dekalog » est une création atypique, hybride et vertigineuse aux allures de contes moraux post-nietzschéens, directement issue d’un spectacle qui n’a finalement jamais été présenté au Printemps des comédiens à Montpellier en raison de la pandémie et métamorphosé depuis en une série produite par « Année Zéro » et en partenariat avec la MC93. Julien Gosselin et le groupe 45 de l’École du TNS proposent une « adaptation théâtrale » du film du même nom du Polonais Krzysztof Kieślowski au scénario co-écrit avec Krzysztof Piesiewicz.

« Tu commettras du cinéma »

Comme Kieślowski qui proposait dix téléfilms d’une heure développant chacun un conte autour de l’un des Dix commandements, les dix commandements du « Dekalog » de Gosselin, répartis en neuf épisodes, sont des brefs contes, où la faiblesse humaine, ses déchirures et ses failles affleurent jusqu’à finalement crever l’écran, entre rires compulsifs et mots qui tombent comme des couperets. L’émotion est grande et rapidement ces mêmes rires compulsifs gagnent la Nouvelle Salle de la MC93 où la série est projetée en avant-première et où le public, constitué en partie par les comédiens et comédiennes de la série, la découvre pour la première fois autant qu’ils se découvrent à l’écran pour la première fois. Gêne et malaise de certains comédiens et tendresse des autres spectateurs à leurs égards, qu’ils les connaissent ou non, donnent à la projection une certaine chaleur : au bout de quatre heures dans la salle, règne une sensation de syntonie, de communion des sens dans la communauté des spectateurs.

Gosselin tend davantage vers l’universel : cette juxtaposition des esthétiques et des temporalités différentes fait de la série une sorte de témoignage sur ce qui fait le cœur de l’humanité, c’est-à-dire ses failles.

Porté ainsi par des comédiens signant en 2021 leur entrée dans le métier et rejoints par Denis Eyriey, lui-même formé à l’École du TNS et qui a travaillé à de nombreuses reprises avec Julien Gosselin, « Dekalog » joue sur les époques et les esthétiques. L’image est tour à tour en noir et blanc, reprenant les contrastes du néoréalisme italien ou celle de la Nouvelle vague, ou en couleurs, jusque dans sa version pop de la télévision des années 80 lorsque remuent sur le plateau des ours en peluche façon dessins animés de l’époque, un énorme pétard entre les lèvres comme pour esquisser le portrait plein de tendresse de ces anciens adolescents qui peinent aujourd’hui à devenir des adultes dans un monde marqué par le chômage et la misère sociale. Car, là où Kieślowski proposait les portraits des habitants d’un même immeuble de Varsovie dans les années 80, Gosselin tend davantage vers l’universel : cette juxtaposition des esthétiques et des temporalités différentes fait de la série une sorte de témoignage sur ce qui fait le cœur de l’humanité, c’est-à-dire ses failles, dans un monde exempt de rédemption autant que de condamnation. 

« Tu honoreras le théâtre »

« Dekalog, la série » comme on pourrait finalement l’appeler n’est ni tout à fait une pièce de théâtre ni totalement une série car sur la scène de la MC93 ce 25 novembre trônait un énorme écran de cinéma. Et, à la différence des précédentes créations de Julien Gosselin, que l’on songe à son dernier spectacle Extinction présenté du 29 novembre au 6 décembre 2023 au Théâtre de la Ville, à la pièce Le Passé (2021) ou à la trilogie Joueurs, Mao II et Les Noms (2018) ou encore avant à son adaptation du roman monumental de Roberto Bolaño 2666 (2016), où le procédé demeurait encore ponctuel, « Dekalog » utilise exclusivement la caméra et ses jeux de cadrage, et livre une succession de tableaux pourtant entièrement héritée des théâtres shakespearien et romantique. Le vertige est immense : on assiste à du théâtre façon cinéma dans une production prévue pour la télévision. 

Paradoxalement, en devenant une série, l’objet final donne une image très plastique et concrète du théâtre. Le procédé de mise en abyme et de théâtre dans le théâtre où les comédiens sont eux-mêmes filmés (par des caméramans eux-mêmes filmés par une autre caméra) en train de regarder les épisodes de la série permet de donner un cadre narratif à l’ensemble, mais surtout de concentrer le regard du spectateur sur les « trucs » de théâtre : sont filmés les ventilateurs pour mimer une tempête de neige, la carcasse d’automobile sans roue dans les plans où les comédiens remuent le volant à la façon de Belmondo dans À Bout de souffle,mais aussi les rideaux tendus sur des tringles qui forment un cube à l’intérieur duquel les comédiens jouent comme s’il s’agissait d’une pièce dans laquelle ils pénètrent et qui fractionne le plateau. En un mot, le spectateur découvre les bouts de ficelle et les chapeaux de magiciens desquels surgit la magie de la scène. Gosselin et le groupe 45 font ainsi du cinéma l’occasion rêvée de parler de théâtre, d’en affirmer sa nécessité et sa profonde singularité, loin des effets spéciaux grandiloquents des superproductions du cinéma et des séries actuelles à sensations. 

« Tu n’arrêteras jamais de jouer »

Alliant finesse et cruauté, bienveillance et violence, mais sans jamais faire de ces dix contes moraux des contes moralisateurs, la galerie des personnages à l’écran donne à voir une humanité par-delà le bien et le mal.

Alliant finesse et cruauté, bienveillance et violence, mais sans jamais faire de ces dix contes moraux des contes moralisateurs, la galerie des personnages à l’écran donne à voir une humanité par-delà le bien et le mal, livrée à ses vices les plus secrets et les plus intimes et se débattant avec sa propre finitude pour rester vivante malgré tout et malgré elle-même.

Véritable coup de dé cherchant à abolir le hasard de la mort qui rôde en février 2021, ce « Dekalog » mélange plusieurs médiums différents : le théâtre (jusqu’aux figures de marionnettes), le cinéma et la musique, sans jamais en privilégier vraiment un et en les liant toujours avec fluidité et intelligence. « Dekalog » constitue une sorte de figuration contemporaine de l’idée de l’unité des arts du romantique allemand Novalis. La série semble presque officier comme un pansement sur la blessure-pandémie, tout en envoyant une lettre ouverte aux faiseurs de lois inhumaines et en décrétant l’absolue nécessité de l’art, dans toutes ses incarnations, et de la communauté qu’il créée et facilite. 

« Tu n’arrêteras pas de jouer même si le théâtre ferme et tu feras du cinéma, une série ou du méta-théâtre » semble s’imposer finalement comme le onzième commandement de ce « Dekalog » où l’art s’invite partout, et même dans notre salon quand la série sera diffusée directement à la télévision. Eucharistie d’une scène de théâtre devenue plateau de cinéma, la série nous rappelle comme il fait bon retourner au théâtre, pour nous qui avons été soumis à la loi de la Covid-19, lorsque rester chez soi, derrière les écrans, était alors le seul moyen de rester en contact avec ce que d’autres choisissaient pour nous de montrer du réel, et lorsque nous étions devenus les spectateurs de cette vie, qui se faisait et se défaisait parfois malheureusement sans nous pour répondre au dogme d’un virus qui régnait en maître. La participation de France Télévisions à la série, à l’heure où il aurait été très commode de sacrifier l’art sur l’autel des plateformes du grand capitale, nous rappelle quant à elle la nécessité de défendre, comme la santé et l’éducation, le théâtre public et ses protagonistes, et ce, de manière presque dogmatique face à la Loi contemporaine, celle du marché et du profit.

Dekalog ©Jean-Louis Fernandez
Dekalog ©Jean-Louis Fernandez

Réalisation : Julien Gosselin
Production : Année Zéro
Coproduction : Théâtre National de Strasbourg, MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Si vous pouviez lécher mon coeur
Musique originale : Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde
Avec : Majda Abdelmalek, Elan Ben Ali, Clémence Boissé, Amine Boudelaa, Léa Luce Busato, Alexandre Houy-Boucheny, Jisca Kalvanda, Leïla Muse, Achille Reggiani, Théo Salemkour, Léa Séry, Florian Sietzen et Denis Eyriey.

Crédit photo : Dekalog ©Jean-Louis Fernandez