Carlo Ossola, titulaire de la chaire Littératures modernes de l’Europe néolatine depuis 1999 au Collège de France, a donné en 2020 sa« Leçon de clôture », Nœuds. Figures de l’essentiel, occasion pour les éditions Rivages de rééditer dix ans plus tard, En pure perte, le renoncement et le gratuit ; point sur la mystique négative mais aussi, en filigrane, perspective féconde pour penser la question de la perte, de l’abandon et du gratuit – sans intérêt – à l’heure où le libéralisme, par son impulsion accumulatrice et son éthique de l’utilitarisme accomplit sa plus fulgurante – et dangereuse – mue, cependant que ne cessent de siffler sur nos têtes les serpents.
Eloge du passif
Si le primat de l’activité suscite une pratique cumulative – capitaliste, en ce qu’il s’agit de capitaliser, de cumuler – elle s’oppose nécessairement à la perte et à l’abandon. L’époque, nous rappelle Ossola, néglige les « vertus passives », empêtrée dans son éloge de l’activité. Dès lors, « la patience, le renoncement, le détachement, la pure perte de soi » ne trouvent que peu d’intérêt chez nos contemporains, vilipendés par l’époque ; il faudrait songer, dans sa plus extrême manifestation, à la rhétorique d’exclusion de l’inactif et au renversement qui pose le sceau de la culpabilité sur qui ne produit rien – là le prétexte à la casse du service public – ou sur qui n’est pas « actif » (ne travaille pas) – là le prétexte à stigmatisation du chômeur, par exemple – tout en négligeant la dimension fondamentalement positive et matériellement improductive de l’oisiveté ou de la pensée. Songeons toujours à Pascal et ce vieux reproche de notre incapacité à admirer trop longtemps le plafond blanc, où sans doute quelque chose du silence infini effraie.
Une pure perte donc qui ne vit plus dans la culpabilité de la chute ou de l’inactivité sociale et économique mais bien dans une forme de jouissance de la perte, d’un constat d’une pure perte sans regret, ni culpabilité.
C’est bien loin du propos politique que se place Ossola, quand bien même il nous semble opportun de rappeler l’efficience publique et sociale d’une pensée de l’inutile, qui pense une histoire philosophique de la question de ces vertus passives, s’appuyant d’abord sur Maître Eckhart et son Du détachement, lequel invitait à une existence minimale, détachée ou défaite du superflus. Et Ossola de croiser habilement la question barthésienne de la « Retenue » dans ses réflexions sur Le Neutre, manière aussi de neutralisation qui, chez Barthes, appelle à une idée post-moraliste et manière d’être au monde : qui ne songe pas à ces habiles mondains du Grand siècle en lisant l’auteur, un brin dandy, un brin mélancolique, des Incidents ? Or, se détacher n’en est pas moins – séculier ou non – une manière de rejeter le pouvoir culpabilisant du monde, s’extraire de l’impératif. En ce sens, la pure perte peut ouvrir à une forme de détachement ou de neutralisation du moi à l’égard du monde, « si elle garde mémoire non de la perte, mais de la pureté absolue de cet effacement sans traces ». Une pure perte donc qui – il fallait bien quitter Pascal – ne vit plus dans la culpabilité de la chute ou de l’inactivité sociale et économique mais bien dans une forme de jouissance de la perte, d’un constat d’une pure perte sans regret, ni culpabilité. L’exercice n’est pas le plus aisé sans doute pour une société qui cumule les culpabilités. De la pomme et du serpent, de la mère épousée et des yeux crevés à l’improductif et à la misère.
Ossola donc, excluant d’abord le politique auquel pourtant il faudrait toujours revenir, matrice première d’un empêchement de la perte, puise dans une autre mythologie aussi riche et structurante : la littérature. D’Oblomov à la Félicité flaubertienne, toute un spectre de la littérature témoigne de ces personnages au service de, servus exemplaires et incarnations d’un renoncement total, presque ontologique. En ce sens oppose-t-il les héros de la prise aux héros de la déprise, toujours dans une perspective barthésienne, à qui il reprend le terme de « déprise », tout en rappelant combien ceux de la pure perte s’opposent à ceux de la conquête, puisque précisément le personnage comme l’individu de la conquête répond, par un hégélianisme dont on souhaite le renversement libérateur, à ceux de l’inutilité totale. Et là sans doute les plus hardis iront s’aventurer du côté des personnages de Bataille pour puiser à loisir tout un panel heureux et fou de ces héros qui délestent et se délestent, perdent et abandonnent, dans un mouvement renversant de déprise absolue : l’abandon, quoi qu’on en dise, a toujours à voir avec un exercice de libération, conquête de sa propre mémoire inobjective.
Persona sur-imprimée
Du reste, sensible à l’exclusion que joue un tel processus par la scission qu’il opère entre personnages ou individus qui s’opposent autour d’une perte ou de son refus, par l’action même de conquête de ceux qui se situent du côté de la prise – comme Rousseau déjà déplorait le geste fondateur du premier qui, ayant enclos … ! – Ossola s’appuie ensuite sur les lettres de fous. Marginaux par excellence, mis au ban, et mis en lumière par le Foucault historien.
« De temps à autre, à la surface de l’océan de l’histoire, émergent des époques englouties ; ailleurs des reconversions immobilières d’Asiles laissent affleurrer, dans le coin des balais, des lettres, les milliers de Dead Letters d’une légion infinie de Bartleby ; au bord des siècles et des sociétés, l’humanité des individus n’est que de l’informe. »
Ossola invite à un renoncement au masque social comme prise, cause et conséquence de la conquête, en ce qu’il se dessine comme légitimité – factice – alors même qu’il n’enlise que dans l’illusion et engage à une forme de dépendance à l’égard de sa propre conquête accumulatrice.
Puisque l’humanité politique s’inscrit dans une conquête de la Forme – de l’Ordre, là même où peut s’ériger une structuration du devenir-normé. L’affaire est ancienne, et les Lumières ou le diktat d’un despotisme éclairé comme d’une conquête de la Raison déifiée ne sont jamais très loin. Dès lors, bien entendu, ceux qui échappent à la rationnalité – ici exemplairement les fous – sont « considérés comme des rebus, des fantômes », tout le jeu d’une rhétorique de l’exclusion, de la merde au pauvre, en passant par le fou et tantôt le noir, tantôt l’homo, … : chaque époque s’assombrit de ses invisibles, pour définir sa propre vision du collectif, laquelle, pensée comme impérialisme, ne saurait se refuser des périphéries légitimantes. Aussi, « au lieu même et au plus haut degré de la négation de la Personne, ces internés découvrent, éprouvent, le caractère fondamental de persona, de masque, qui est notre legs à tous sur terre. » L’envers parfaitement parachevé et terrifiant consiste sans doute à la négation de la Personne dans une persona qui n’incarne plus que le miroir – l’écran ! – de sa propre prise. Une telle critique semble se dessiner en filigrane – du moins nous en faisons le pari heureux – lorsqu’Ossola invite à un renoncement au masque social comme prise, cause et conséquence de la conquête, en ce qu’il se dessine comme légitimité – factice – alors même qu’il n’enlise que dans l’illusion et engage à une forme de dépendance à l’égard de sa propre conquête accumulatrice. Mécanique s’il en est de la stimulation égotiste et masturbatoire de l’image de soi sur les réseaux sociaux : « quelquefois, renoncer à la fatigue de la confirmation par autrui, à la garantie du consens, libère et ouvre des mondes où il n’y a plus de coulisses pouvant d’un moment à l’autre engloutir, mais sur l’espace du désir, le bonheur de transformer la vue de l’enfermement en la vision d’un immense théâtre. » Théâtralité de la médiocrité ambiante, reconduction perpétuelle de la mise en image du consensus faussement non consensuel, affirmation sans radicalité d’une individualité molle et nivelée par sa propre recherche de normalisation incluante, posture et fragments du discours sans parole : la scène du collectif manœuvre son propre naufrage par son incapacité à penser la sur-persona – pire, par sa perversité intéressée à la stimuler – et accentue la fatigue de la confirmation, l’enjeu de sa conquête, et, non plus la recherche de la prise mais – voilà sans doute notre renversement hégélien – la prise du sujet lui-même jusqu’à son épuisement : lui-même conquis, vieux servus sans possibilité de la déprise.
Enfin, c’est par le biais de Charles de Foucauld et de Dag Hammarskjöld que finit par s’imposer la question d’une mystique politique. Il s’agirait de penser une « liberté mystique du gratuit », de rappeler que tout, aussi, survient du chaos, d’un sacrifice christique comme une figure de néant. Si le premier, par son expérience de désir, démontre que « nous sommes notre propre limite », toujours à interroger, le second, par son journal, retrouve bien des traits de la tradition mystique. Effectivement, celui qui fut secrétaire des Nations Unies à partir de 1953, « réussira à maintenir ensemble mystique et politique, non pas sur le mode aliénant de la domination des masses […], mais dans le pur service et le don de soi », pur service donc comme ouverture heureuse à autrui – déjouant la prise asservissante – et donc comme possibilité d’une communication positive dans la rencontre et la multitude. Et Ossola de préciser qu’il « ne s’agit pas néanmoins du don dans l’ascèse, mais dans le partage, une mystique qui se fait politique du bien commun, de la communauté. » Aussi comprendra-t-on aisément qu’étiolant la question du bien commun, le temps présent ne soit pas en mesure de simuler plus avant le médiocre intérêt qu’il lui porte, encore moins sans doute à la question pourtant essentielle d’une spiritualité individuelle comme collective, religieuse ou non, mais d’un déploiement de la pensée dans la plus totale inutilité, c’est-à-dire sans aucun asservissement à la productivité et à la rentabilité. Affirmer l’inutilité fondamentale d’une chose revient alors à manifester un geste de liberté inouï, déprise toujours à conquérir.