Né en 1984 dans la banlieue parisienne et vivant aujourd’hui en Roumanie où il dirige un média. Il est l’auteur d’un premier roman, Noir de soleil, chez Maurice Nadeau (sélectionné au Prix France-Liban et au Prix Ulysse du premier roman 2020) et des deux recueils : Conspiration du réel et Imprécations nocturnes (Prix Amélie Murat 2023). Ses poèmes sont présents dans plusieurs anthologies et dans une quarantaine de revues en France/Corse/Haïti, Sénégal, Italie, Espagne, Roumanie, Québec, Suisse, Belgique (Arpa, Europe, Esprit, En Attendant Nadeau, Verso, Place de la Sorbonne, Points & Contrepoints, Le Cafard Hérétique…).  Il est invité pour des lectures dans les lycées, les universités, les Instituts, Les maisons de la poésie, les festivals et parraine différentes initiatives avec la jeunesse.

Il revient sur son dernier recueil, sélectionné récemment pour le prix Ganzo (Etonnants voyageurs) et plus largement sur son approche de la poésie.

Rodolphe Perez : Imprécations nocturnes est tondeuxième recueil, et un recueil nettement différent du premier. Est-ce pensé ? Au-delà du travail de l’écriture, qu’est-ce qui agite cette évolution ?

Grégory Rateau : Honnêtement, l’évolution s’est faite très naturellement sans renier pour autant ma première tentative, Conspiration du réel. Je lis beaucoup de poésie depuis l’adolescence, je me nourris donc en fonction de mes affinités et cela peut aller des grands classiques, à des figures plus tardives hors de tout courant comme Fondane ou encore Daumal, voire à de la prose très « moderne ». Certains pensent que la poésie est un moyen de creuser le même univers, de faire « le même livre » en essayant de faire toujours au mieux et je respecte cette initiative mais je pense au contraire, qu’il y a un boulevard aujourd’hui en poésie pour ceux et celles qui auront le courage de se réinventer. L’aventure des mots continue. J’essaie donc de rester le plus sincère possible, de ne pas écouter les on-dit, de préserver cette énergie que l’on peut encore faire passer à des lecteurs attentifs. Je veux me mettre en danger et cela implique que je puisse aussi me planter, ce n’est pas exclu. Vous savez, le fameux « penser contre soi-même » nietzschéen, devenir le premier spectateur de son travail en s’étonnant encore et toujours. J’ai relu Cendrars, Prevel, Cédric Demangeot, Tarkos et Thierry Metz et cela m’a donné envie de tailler mes textes « à l’os », d’enlever le gras, de faire confiance à ceux et celles qui auraient la curiosité d’ouvrir ce petit format jaune doré et de se laisser embarquer. Un recueil construit en un seul souffle même si divisé en trois parties, d’où le titre choisi, « Imprécations… ». Cette malédiction se joue du Topos, de la figure du maudit, et s’adresse à tous et non pas seulement, comme l’affirmait un critique il n’y a pas si longtemps, pour la famille de la critique poétique. Je me suis construit loin des chapelles, je reste libre et indépendant en Roumanie et avec mes éditeurs chez Conspiration éditions ça a été un véritable coup de cœur, nous nous sommes trouvés.

Rodolphe Perez : On sent ce jeu de la marge, renouvellement peut-être de la figure du maudit, mais si je la crois un peu dépassée, mais tout du moins qui signale une certaine in-adéquation manifeste à l’égard du monde. Et dans le même temps, elle n’est pas exclusivement lyrique, puisque l’on sent, oui, un texte ici taillé à l’os.

Grégory Rateau : Elle est peut-être dépassée mais je pense qu’elle est nécessaire à un moment où le secteur de la poésie est essentiellement constitué d’un entre-soi, « de fonctionnaires de l’art » pour reprendre Rimbaud. Certains veulent faire profession de poète alors que la poésie est une manière de se construire dans la marge comme vous le signalez. Être le grand paria, ce n’est pas une posture, du moins pas en ce qui me concerne. La figure du poète a été un peu trop ridiculisée, elle ne porte plus, trop lisse, trop consensuelle, les révoltés sont là pour nous rappeler le chemin de croix de celui qui veut créer envers et contre tous. La seule révolte possible passe par l’écriture.

Rodolphe Perez : Sur le plan thématique, la bascule transparaît également, comme un tournant : image du labyrinthe, éparpillement du « je », expériences de l’autre. « Vieil homme un peu dément », écris-tu, comme si le recueil creusait une recherche plus ontologique.

Grégory Rateau : Absolument. Je viens du cinéma (scénario, réalisation, ciné-club), j’ai écrit un roman ayant pour cadre le Liban chez Maurice Nadeau, j’ai beaucoup voyagé et ramené dans mon paquetage un récit sur la Roumanie, je continue à travers les différents arts à chercher cet absolu, à interroger l’humain. D’un format à l’autre, d’un texte à l’autre, d’un pays à l’autre, je cherche comment donner du sens à mes désirs, à mes souffrances, du sens à mes errances. Passée l’imposture de me projeter dans de grands modèles, je fais avec le magma sensible à ma disposition, je plonge en moi-même pour mieux percevoir les choses autour. Ainsi j’observe les autres différemment, je m’observe parfois avec plus ou moins d’acuité, je me souviens aussi de la patrie de l’enfance que je peux idéaliser ou bien noircir en fonction de mes humeurs, je me plonge dans certaines toiles de maîtres qui continuent à me hanter, dans les lettres de Van Gogh à son frère Théo pour questionner la fraternité que je ne pouvais connaître étant un fils unique, dans des films qui ont marqué mon parcours affectif et même dans des personnages de roman (Derniers jours à Budapest et le Feu follet). Toute cette manière fait partie de moi. Jean-Louis Kuffer qui m’a fait l’honneur de sa critique-préface parle « de brocanteur errant », je ne connais pas de meilleure définition me concernant. Je chine et je chemine avec la poésie. J’entends bien garder cette fougue indépendamment de l’âge et de continuer cette quête que je sais pourtant perdue d’avance.

Rodolphe Perez : L’image du brocanteur errant est très juste, c’est l’écriture d’une histoire à soi par le multiple, retracée au fil des rencontres. Tu écris justement

« je m’acharne à donner du sens

le verbe ratatiné

qui donc racontera mon histoire ? »

Aussi, est-ce qu’écrire serait aussi comme pallier le silence de l’histoire ?

Grégory Rateau : Oui sans doute. Ce que je veux dire à travers cet extrait, c’est qu’on se raconte parfois tout autant en parlant des autres qu’en abordant frontalement un aspect autobiographique de sa vie, le fameux « je est un autre ». On cherche tous à laisser une trace, à témoigner pour les générations à venir. Difficile, encore plus aujourd’hui, de croire en une postérité possible. Le monde se fracture et que pouvons-nous faire ? Je repense aux propos de Camus lors de la remise de son Nobel : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » C’est un peu notre mission aujourd’hui, recoller les morceaux, essayer d’y croire en espérant que d’autres prendront le relais ensuite et que la chaîne se prolongera.

Rodolphe Perez : On sent en effet l’oeil cinématographique dans le geste d’extériorisation, mouvement de l’intime vers la scène parfois :

« lui l’écoute respirer

un souffle irrégulier

et c’est la brûlure

l’espace infime qui les sépare »

Grégory Rateau : Oui mon expérience de la réalisation et de l’écriture cinématographiques laisse forcément des traces, les arts se complètent. J’ai toujours perçu le court-métrage comme un poème visuel. Mon premier court-métrage réalisé à la fin de l’adolescence était d’ailleurs, pour l’anecdote, sur une tranche de vie du poète Arthur Rimbaud, Les larmes blanches, sur ses rapports avec la mère Rimb’. Finalement j’ai appris en regardant des films à découper, à suspendre l’émotion, à partir de l’intime pour toucher à l’universel en effet pour que d’autres puissent s’identifier ensuite. C’est le problème aujourd’hui, à force de vouloir coller à l’actualité, être absolument moderne, on en oublie parfois la portée intemporelle de la poésie. Être lu par-delà les frontières et les époques, une ambition un peu folle mais comment écrire de la poésie sans garder cette ambition présente à l’esprit ?

Rodolphe Perez : Cette dimension de témoignage est forte, dans les « imprécations », comme autant d’enchevêtrements des voix. Tu te présentes comme un « passe-muraille de [t]on époque », écris-tu, comme si la poésie était justement le dépassement du présent vers la saisie d’une parole qui dépasse sa propre histoire située.

Grégory Rateau : Oui la poésie se joue des époques, les voix du passé sont comme des présences qui nous hantent, qui nous parlent d’un au-delà encore intelligible. En prenant la plume à notre tour, nous nous joignons à ce concert d’outre-tombe, en espérant que d’autres personnes pourront nous comprendre et faire reconnaître nos voix. Il y a une portée fantastique dans ce recueil que j’assume, une sorte de romantisme noir qui éclaire ma propre angoisse de la mort, l’angoisse de disparaître un jour sans la moindre « descendance ».

Rodolphe Perez : L’image du « concert d’outre-tombe » est belle et parlante. Elle est comme une métaphore de l’Histoire. Aussi, en ce qu’elle tisse des liens, penses-tu que la poésie demeure comme une arrière-voix, un refuge, qui peut se déployer, efficiente, dans le présent? Cette « langue exilée » et « en fuite » écris-tu.

Grégory Rateau : Absolument et je le ressens d’autant plus que je me demande parfois en relisant un poème si quelqu’un d’autre ne l’a pas écrit à ma place. On ne crée rien selon certaines croyances, on ne fait que se souvenir. C’est possible en effet que nous soyons les vaisseaux de ceux qui nous ont précédés. Nous avons donc une certaine responsabilité, celle du moins de porter leurs voix et de tracer notre route. La poésie est un engagement au quotidien, on l’emporte partout avec soi et je me demande s’il est véritablement possible de ne plus concevoir le monde sans le prisme de la poésie à partir du moment où le lien a été fait. Elle dévore à peu près tout. Il faut ensuite s’en montrer digne.

Rodolphe Perez : Justement, concernant ces frontières et leur au-delà, comment se vit la poésie entre la Roumanie, où tu résides, et la France ?

J’ai choisi la Roumanie pour me perdre, vivre loin de toute tentation et pouvoir ainsi me concentrer sur l’écriture. Il y a l’aspect financier c’est certain mais pas seulement, en choisissant une forme d’exil volontaire, je retrouve les premières perceptions, celles de l’enfance, je me réconcilie avec mes racines. J’ai beaucoup exploré le côté sauvage du pays mais très vite je suis revenu vers la ville et son côté chaotique. Dans ma « cellule » je peux préserver mon indépendance, loin de Paris que je trouve magnifique mais qui avait tendance à m’écraser. Le poids de son passé fait toujours naître en moi une trop grande nostalgie, j’avais besoin de tourner le dos à cette mythologie pour tenter de me créer la mienne.

Rodolphe Perez : L’idée nous est très contemporaine d’une marge à ne plus subir comme marge mais à façonner comme centre autre. Tu écris « cherchant la maison », mais à vrai dire tu la construis par l’écriture, l’écriture comme un asile, pour reprendre, autrement, l’image de la « cellule », car la poésie se fait hospitalité. Là où « écrire est superflu / si personne ne vient s’approprier ces quelques mots ».

Grégory Rateau : Oui l’écriture est parfois le dernier rempart dans nos sociétés hyperconnectées pour reconquérir notre intériorité. L’isolement est nécessaire mais étant un passionné du voyage, c’est aussi un sacrifice de se replier, d’hiberner et de se retrouver seul avec soi-même. Il est si tentant de se détourner de l’écriture pour vivre intensément, se libérer un temps du poids de la tâche à accomplir. En cela, vivre à l’étranger, peut également être une fuite loin de l’écriture, loin de soi-même. Mais très rapidement la nécessité d’écrire s’est imposée de nouveau à moi comme le soulignait si justement Rilke et c’est pour ma part le vrai déclic. Il se passe alors quelque chose. Je ne me sens plus un étranger, les mots me reconnectent avec ce et ceux qui m’entourent, je réalise qu’il n’y a plus aucune frontière, il n’y a qu’un espace à habiter et l’écriture pour unique passeport. Un passeport pour aller aussi vers les autres.