Après son diptyque, Le Démocrate suivi de Bananas (and kings), dont la portée dénonciatrice inclinait le geste de Julie Timmerman vers un théâtre à la fois fictif et politique, l’auteure opte pour un autre registre et décide de mettre à nu son espace mental et ses souvenirs de jeunesse. Dans une autofiction qui fond différentes temporalités, l’adulte que Timmerman est devenue scrute, d’un œil tour à tour sarcastique et indulgent, l’enfant qu’elle était évoluer au sein d’un schéma parental complexe et dysfonctionnel — voire “toxique”, si l’on en croit le psychologue consulté par la famille.
Jamais loin d’En attendant Bojangles, la pièce de Timmerman a le mérite, à l’inverse du roman de Bourdeaut, de ne pas tomber dans l’écueil du ton enfantin et faussement naïf. Son discernement d’écrivaine, désormais lucide et — presque — libérée de l’emprise paternelle, vient compléter l’intuition de la jeune fille. Si le texte peut facilement concilier plusieurs voix — ou plus exactement, la même voix, mais à différents âges de la vie —, le plateau, lui, oscille, pour les restituer, entre des formes hétéroclites, laissant supposer une légère indécision. Entre aparté face public, petite voix préenregistrée qui résonne dans la tête de l’adolescente et entremêlement naturel des perceptions, la metteuse en scène hésite.
Difficile également est la tâche, pour un acteur, de tenir un rôle d’enfant tout en restant crédible. Au milieu des cris et d’une articulation exacerbée, Alice Le Strat peine à y arriver. Toutefois, dès lors qu’elle n’emprunte pas ses codes de jeu à l’enfance, elle s’en sort plutôt bien. Son œil vif et son bouillonnement intérieur traduit avec vraisemblance l’état d’alerte dans lequel est tenu le personnage principal de la pièce, Zoé. Le danger imminent, dans la vie de la jeune fille, qui balaie très tôt tout espoir de mener une “vie normale”, émane de l’instabilité de son père.
Une illustration nuancée du trouble bipolaire
Grâce à une vision étendue de cette pathologie, l’auteure tient à distance la réduction simpliste ou le misérabilisme à travers lequel est souvent représentée cette maladie. Parce que chaque partie prenante a voix au chapitre, une pluralité de points de vue se confronte et laisse entendre combien sont multiples, complexes et ambivalentes les conséquences d’un trouble bipolaire au sein d’un noyau social.
Le père donne à voir, à parts égales, les deux facettes antagonistes de la bipolarité, s’exprimant par des phases maniaques — où le décuplement de son énergie génère tout à la fois volubilité, débordement émotionnel, sentiment de puissance, décisions irrationnelles, actions inconscientes, intrusion dans l’espace de l’autre et écrasement de sa parole — aussi bien que dépressives, caractérisées alors par un découragement extrême, une passivité totale et une sensation de vide anéantissante. La scénographie, par ailleurs, opère comme le reflet de son espace mental : s’y côtoient aussi bien l’exubérance d’accessoires colorés et inattendus — des bouts de tulle fluorescents en guise de salade verte ou de viandes sanguinolentes — et le chaos le plus fou — des lettres en pagaille, une table retournée, des rideaux effondrés.
Si elle finit par céder à son impuissance, en raison d’un épuisement physique et psychique intenable, la mère — admirable Anne Cressent — ne condamne pas absolument son ex-mari et reconnaît l’amour qui l’a animée et la force motrice que son époux a incarnée dans sa vie.
Enfin, les détails qui façonnent le caractère de Zoé attestent l’héritage (ou l’hérédité) qu’elle reçoit de son père : ses TOCS, la rédaction de ses listes — et de la liste de ses listes ! —, ses réactions impulsives et démesurées, son haut potentiel intellectuel et son esprit libre et créatif. En parallèle, se jouent le rapport de culpabilité et l’impératif moral qui la lie à lui, dont elle cherche à s’émanciper.
Une trouble intrication entre le génie et la folie
L’audace de cette pièce vient de son refus du tragique attaché à la bipolarité.
L’audace de cette pièce vient de son refus du tragique attaché à la bipolarité. Timidement, Timmerman remet en question la prédominance des effets mortifères de la maladie pour faire valoir une autre hypothèse. La démesure, la soif de liberté et la vitalité du père ; son acharnement au travail et sa combativité participent pleinement à son talent — or, si celui-ci s’enfermait dans un cadre rationnel, une rigueur quotidienne, il perdrait de son ardeur et se ramollirait dans une banale médiocrité.
À toujours marcher, avec nonchalance et panache, aux côtés de grandioses personnalités telles que Richard Wagner, Molière ou encore Victor Hugo, son père et la bipolarité qui le constitue sans le définir exclusivement imposent à Zoé une exigence, chère à payer, mais qui détermine et renforce sa volonté. De cette différence, naît sa vocation.
Le spectateur, alors, ne peut que regretter que l’auteure n’ait pas assumé et développé davantage ce parti pris, que pourtant sa clairvoyance permettait. Résulte malheureusement de cette précipitation, une fin expéditive qui tronque la portée de la pièce, laisse planer le doute sur la réalisation effective de l’émancipation de Zoé et diminue l’espoir d’une réconciliation existentielle.
En somme, la metteuse en scène propose une pièce de situation, visuelle, incarnée et réaliste ; dans laquelle ses personnages exubérants et hors du commun offrent de la matière au jeu des comédiens. Accessible, le théâtre de Timmerman n’en est pas moins profond.
- Zoé, écrit et mis en scène par Julie Timmerman, du 5 janvier au 2 février 2024 au Théâtre de Belleville
Crédit photo : Zoé ©Pascal Gely