L’œilleton s’ouvre lentement, puis la grille, puis la porte. On entre. Plus tard, dans un plan presque identique, la porte comme la grille se referment. Personne ne sortira. Avec le génial Deux procureurs, Sergeï Loznitsa transpose l’absurdité de la terreur stalinienne en un dédale de couloirs étouffants.

Littéralement comme métaphoriquement, Alexander Kornev (Aleksandr Kuznetsov) a le nez creux. Jeune avocat tout juste nommé au poste de procureur, le novice ne se laisse pourtant pas impressionner et a suffisamment d’aplomb pour savoir ce qu’il faut faire et comment l’obtenir. Alors, quand une missive d’un prisonnier lui parvient, portant de choquantes accusations d’arrestations non fondées et d’interrogatoires sous la torture ayant cours à la prison de Briansk, Kornev n’hésite pas. Il passera au-delà des intimidations du directeur du pénitencier, au-delà des contre-révolutionnaires du NKVD qui sont assurément à l’origine de ces violations de la loi, rencontrera le prisonnier et rapportera l’affaire à Staline ou, du moins, au procureur général. Voilà qui devrait régler la chose.

La particularité physique d’Aleksandr Kuznetsov, qui s’est cassé le nez lors d’un combat de boxe, sert ici une douce ironie, uniquement délectable pour les francophones. Alors que Kornev balade son nez aplati un peu partout, parvenant tant bien que mal jusqu’au bureau du procureur à Moscou, fier de ses convictions soviétiques, de son honnêteté et de sa détermination, convaincu que le pouvoir ignore ce qu’il se passe et qu’il arrangera la situation, on ne peut réprimer un sourire entre attendrissement, peine et cynisme. Irréprochable devant des adversaires assumés, Kornev est en revanche tout à fait aveugle quant à la corruption et à la nature autoritaire du régime tout entier, à commencer par sa propre hiérarchie. Nous assistons donc à un échange lunaire entre Vyshinsky, procureur général des procès de Moscou, et Kornev, justice engoncée et pourtant humaine, petit fonctionnaire croyant pouvoir infléchir la machine et rétablir le bien. Et, alors que nous, spectateurs du XXIᵉ siècle, sommes bien prévenus des purges staliniennes, nous hésitons presque devant l’oreille attentive, le regard sérieux, l’air digne. Quelle chance avait donc Korne...