Guillaume Dustan et Jack-Alain Léger, par leurs thématiques (homosexualité, écriture de soi, entre autres) et leur travail de la langue, semblent à la fois proches et radicalement opposés.Zone critique reçoit aujourd’hui leurs biographes Jean Azarel et Raffaël Enault afin d’aborder l’écriture de ces deux figures de la littérature française de la fin du XXe siècle.

Comment  Jack-Alain Léger et Guillaume Dustan écrivaient-ils leurs livres ? Utilisaient-ils un carnet de notes ? 

Jean Azarel : Jack-Alain Léger était un maniaco-dépressif, qui écrivait lors des phases maniaques. Il écrivait donc très vite, même si pour certains de ses ouvrages – principalement les fictions historiques – il faisait au préalable, un gros travail de recherche sur le terrain ou les archives.  

Raffaël Enault : Guillaume Dustan écrivait sur un ordinateur, principalement. J’ai aussi retrouvé beaucoup de ses carnets. Mais ces carnets n’étaient pas vraiment organisés en des plans précis… Il s’agissait davantage de notes sur tout et rien… Non, je pense qu’il reconstituait beaucoup. L’autofiction n’est pas un genre aussi dépendant des faits et des détails que l’autobiographie. 

J’ai par exemple retrouvé des disquettes de manuscrits de Guillaume Dustan, notamment Plus fort que moi, son troisième livre que son éditeur P.O.L lui a fait réécrire.

Savez-vous s’ils retravaillaient beaucoup leurs textes ?

Jean Azarel : Non, Léger corrigeait très peu ses livres. D’ailleurs, parmi les nombreux déboires qu’il a pu rencontrer avec ses éditeurs, il y avait notamment le fait qu’il ne voulait pas qu’on retouche ce qu’il avait écrit, et encore moins qu’on « enlève le gras », source de son inimitié pour Françoise Verny.  

Raffaël Enault : Tout dépend de la période. Au début, il retravaillait ses textes. J’ai par exemple retrouvé des disquettes de manuscrits de Guillaume Dustan, notamment Plus fort que moi, son troisième livre que son éditeur P.O.L lui a fait réécrire. La première version a été écrite sur le mode du « tu » et ils sont passés au « je ». P.O.L me l’avait confirmé de son vivant, c’était une volonté de sa part : il trouvait que l’emploi du « tu » ne permettait pas au lecteur de s’immerger dans le texte et de vivre pleinement « l’expérience Dustan », qui est vraiment une écriture de la première personne.  

Mais quand on regarde la période de production de Dustan, laquelle s’étale de 1996 à 2003-2004, il sort en tant qu’auteur à peu près un livre par an. Ce n’est donc pas quelqu’un qui gardait en lui des livres dix ans pour les retoucher indéfiniment.

En citant Isabelle Martin, Jean Azarel, vous évoquez le goût de Jack-Alain Léger pour « les citations travesties plus ou moins détournées, par exemple de Musil ou Rimbaud, mélangé au verlan, à l’anglais, au langage des banlieues et aux termes les plus crus, sur fond d’onomatopées, de zique à donf et de chansons de Bashung ». Pouvez-vous nous révéler quelles influences traversent les textes de Jack-Alain Léger et de Guillaume Dustan ? 

Raffaël Enault : Les influences de Dustan, d’un point de vue littéraire, sont principalement anglo-saxonnes. Je pense notamment à Bret Easton Ellis. Il a ainsi été très marqué, dans ses premiers livres, par le comportementalisme, c’est-à-dire pas de gras dans un texte, pas trop de considérations psychologiques : on décrit les personnages par ce qu’ils font et c’est tout.

Il s’est peu inspiré d’écrivains français, même s’il a beaucoup lu les auteurs du XIXe siècle pendant sa scolarité. À la volée comme ça, j’ai quand même une référence française en tête : le Tricks de Renaud Camus, qui a marqué un tournant dans la littérature homosexuelle. Pour la première fois ou presque avec Dustan, on sortait des codes de la littérature bourgeoise traditionnelle toujours hyper dominante en France quoi qu’on en dise. Donc Dustan, oui, c’est très cru, très froid, très clinique. Sur un plan stylistique, il est assez éloigné de Guibert, par exemple, qui développait volontiers un style plus chargé, voire ampoulé.

Jean Azarel : Les premières influences de Léger sont, elles aussi, anglo-saxonnes. Je pense à William Burroughs par exemple, ou encore au poète Gérard Malanga à la Factory de Warhol, mais aussi à Dashiell Hammett. Les livres de cette période sont en outre extrêmement marqués par l’expérience de l’opium et surtout du LSD. On y retrouve une écriture touffue, hachée et qui rappelle les phénomènes d’écriture automatique, avec des mots inventés ou dont il détourne le sens. Puis, devant l’insuccès de cette première écriture, il est retourné à une langue plus traditionnelle. Parmi ses influences, on peut citer pour cette période Proust, puisque Léger a toujours voulu écrire sa Recherche du temps perdu, Flaubert, Balzac, etc. : donc une littérature du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Il était également sensible aux écrivains homosexuels. Outre Proust,  il y a Leiris ou Mishima pour leur penchant sado-maso. Enfin, il y a d’autres influences importantes, qui ne sont pas littéraires, mais artistiques. Je pense au domaine pictural, avec le siècle d’or espagnol et notamment Vélasquez, mais aussi les peintres italiens de la Renaissance, ou plus près de nous Francis Bacon. Enfin, je tiens à rappeler son oreille musicale puisque, outre le rock, qu’il a chanté, c’était un grand passionné de musique classique, ayant écrit des chroniques sur les concerts de l’opéra de Paris. D’ailleurs toute sa langue reste empreinte de musicalité. 

Raffaël Enault : Je me permets de compléter ma propre réponse, puisque vous avez fini par la musique, Jean Azarel. En effet, j’ai oublié de parler de la musique pour Guillaume Dustan. Or c’est une influence majeure, surtout dans ses premiers livres qui sont centrés sur sa vie en tant que jeune homosexuel qui sortait la nuit en club. Le rythme très condensé chez Dustan ne vient pas seulement de l’école des comportementalistes anglosaxons mais aussi de la musique électro par exemple, avec les beats saccadés etc. Je pense notamment à son second livre, qui comporte des pages blanches, comme s’il y avait des moments hallucinatoires ou comme si vous aviez un effet stroboscopique à la lecture. Je trouve ça assez génial.

Léger opère le chemin inverse à celui de Dustan, puisqu’après l’expérimentation linguistique il privilégie une langue plus traditionnelle.

Raffaël Enault, vous rapportez dans votre livre, au sujet de LXiR de Guillaume Dustan qu’ Augier, jugeant le manuscrit illisible, refuse de le publier. Vous évoquez un livre trop déconstruit, explorant une syntaxe nouvelle et une novo-orthographe transgressive. Comme vous le rappelez dans votre biographie,  cette novo-orthographe avait été théorisée par Dustan quinze années auparavant dans le magazine Qui vive. Pouvez-vous revenir l’un et l’autre sur le rapport à la langue française qu’ont entretenu vos deux auteurs?

Raffaël Enault : Le rapport de Dustan à la langue a évolué avec le temps. Il commence son œuvre d’écrivain avec une écriture très dépouillée,  proche de l’école comportementaliste. En revanche, son quatrième livre LXiR est une expérimentation linguistique. Je trouve le résultat personnellement assez désagréable à la lecture, mais cette œuvre marque aussi une transition vers son ultime période, où Dustan se tourne plutôt vers les essais. Cette ultime période donne aussi des écrits plus difficiles à lire parce que Dustan va mal : ses livres se vendent peu, il manque de fric, il se sent seul, isolé, triste. Néanmoins, pour en revenir à votre question, dans cet article de jeunesse publié dans une revue confidentielle, Qui vive, Dustan affirme en effet une théorie pour changer la langue et on peut remarquer une similitude avec le projet LXiR. Cela correspond selon moi à son désir un peu mégalomane et présent très tôt dans sa vie, de vouloir changer le monde. De là à établir un lien direct entre cet article de jeunesse et son œuvre littéraire, je préfère rester prudent… 

Jean Azarel : Léger opère le chemin inverse à celui de Dustan, puisqu’après l’expérimentation linguistique, il privilégie une langue plus traditionnelle ; même si cette évolution elle-même peut être nuancée. Dans ses dernières années, avec le genre pamphlétaire, Léger développe une écriture qui est davantage une écriture du fragment. Il le dit lui-même, on est quasiment face à une écriture « en kit ». On trouve néanmoins une unité de ton, grâce à son vocabulaire érudit et son  humour caustique, voire méchant qui est un prolongement de sa bipolarité et de son rapport au monde et aux gens – puisqu’il s’est fâché avec presque tous ses amis. 

Les deux biographies :

  • Jean Azarel, Vous direz que je suis tombé : Vies et morts de Jack-Alain Léger, éditions Séguier, 2023.
  • Raffaël Enault, Dustan superstar, éditions Robert Laffont, 2018.