Zone Critique se penche pour vous sur le bouleversant recueil de Perrine Le Querrec, Le prénom a été modifié. Ce sixième texte, publié aux éditions Les doigts dans la prose, met en poème la confidence d’une jeune femme dont la chair et la conscience sont meurtries par les souvenirs traumatisants du viol collectif.
Il m’a fallu une rencontre/lecture de poésie (autour de textes issus de la revue de l’Atelier de l’agneau, L’Intranquille, n° 10) pour entendre parler de Perrine Le Querrec. Jamais entendu son nom auparavant, pas plus d’ailleurs que celui de son éditeur avant que le poète Christophe Esnault ne m’envoie sa Correspondance avec l’ennemi en service de presse, en 2015… Et pourtant, cet ouvrage, Le prénom a été modifié, est peut-être bien le plus bouleversant qui m’ait été donné de lire sur ce sujet : le viol. Viol collectif, qui plus est. Sujet de « société » ? Oui, mais, ici : non ! Le « sujet de société », c’est bon pour les plateaux de télévision, ou pour l’écriture neutre, celle de Christine Angot dans Une semaine de vacances. Mais il n’y a pas d’écriture « neutre » ! Il y a juste des écritures « plates » (la quasi totalité de la production romanesque actuelle…) : non-écritures. Hydre de l’anti-littérature. Têtes toujours plus nombreuses. Qui repoussent sans cesse. (Taire beaucoup de noms — tel sera mon principe de délicatesse. Le prénom, comme dans les affaires criminelles, sera modifié…) Et puis il y a l’autre écriture, rythmique : la poésie. C’est tout à fait autre chose. La poésie, c’est ce qui troue le réel (à défaut de consoler l’écrivain « neutre »). C’est, par exemple, « ça » :
Je ne marche plus dans la cité elle marche autour de / Moi. J’ai toujours honte.
Ou bien :
Le viol de mon corps de ma bouche de ma vie de / demain.
Une transmutation. Une alchimie subtile qui transforme le fait divers en musique insistante pour l’oreille interne du lecteur.
On me dit que Le Querrec s’est beaucoup documentée avant d’écrire ce texte. Eh bien, c’est bien simple : Perrine a tellement écouté de témoignages d’adolescentes dont la parole avait pu être niée (« Je suis suspecte. Intruse criminelle menteuse. Je ne sais pas où aller » ; ou bien : « Au tribunal ils disent Elle aimait ça »), elle s’est si parfaitement mise dans la peau de la jeune adolescente violée en tournantes à 15-16 ans du livre que j’ai d’accord cru, moi, lecteur, que ç’avait été une expérience autobiographique. Et pourtant, non. Ouf ! Ce n’est qu’une « fiction ». Fiction documentée, alors, comme le grand et nouveau cinéma dont rêvait (et qu’annonçait) Jean Vigo ? Je crois que oui. Éternelle supériorité de la fiction, quand elle est bien menée, c’est-à-dire avec style, sur le ressentiment contre le temps et son « il était » (il suffit de feuilleter un peu le dernier livre de M. XX, Histoire de la violence, pour comprendre ce que je veux vous dire là). La grande fiction, comme le théâtre grec ancien, a pour mission de purifier nos mauvaises passions ; par la catharsis, le spectateur/lecteur va se débarrasser de ses pulsions de mort. Jamais plus « il » ne voudra ressembler à « ça » :
Autour de la cave ils savent. Ces gens dehors, ils savent et font semblant. Ils savent qu’ils / n’ont rien vu rien entendu ne diront rien.
Ou bien à « ça » :
Je ne sais pas dans quelle église devant quel écran ils / ont appris ça.
Maintenant leurs enfants. / 15 ans après ils ont des enfants.
Ils leur apprennent quoi, tu vas lui apprendre quoi à / ton fils ta fille ?
« Catharsis » : « Séparation du bon d’avec le mauvais », selon l’ancien grec : un moyen (le meilleur) de convertir les passions en esthétique, ou en politique, selon la philosophie aristotélicienne. Le mauvais, c’est la violence des hommes. Depuis toujours. Pas d’amélioration malgré les progrès de la Technique. Pas pire qu’avant non plus. Éternelle banalité du Mal. Dire la banalité de cette indifférence des hommes, de leur absence de compassion :
Une alchimie subtile qui transforme le fait divers en musique insistante pour l’oreille interne du lecteur.
Personne ne sait / personne ne voit
mon ventre ouvert / tout au fond cette terreur
c’est si mal, ça fait si mal
Mais quel rythme, me demande un lecteur un peu suspicieux ? Eh bien, par exemple, la répétition musicale de ces deux phrases en début et en fin de chaque « chant » : « C’est tout noir et marche devant seule droite, avance en face debout » / « Je m’assois par terre étourdie. » Cette répétition insistante devient le refrain musical du texte – qui devient alors chant.
Parfois, le texte dégringole, verticalement – comme l’écriture chinoise – daezibaos ! – ; alors le texte devient peinture :
Le long des escaliers tout est déjà écrit
Je te baise
Grosse pute
Nique
Je t’encule
Salope
Suce ma queue
Je te pisse dessus.
Tout est écrit fallait juste lire sur les murs en montant
Les escaliers.
Fallait juste oser peindre « ça » – traces abjectes qu’on peut pourtant trouver partout sur les murs de nos fourmillantes cités-dortoirs… et qu’il suffisait de montrer par collage.
- Le prénom a été modifié, Perrine Le Querrec, Éd. Les doigts dans la prose, 13 euros, juin 2014.