Emilie de Turckheim manie le burlesque avec brio dans Une sainte, son sixième roman, tout aussi inclassable que déroutant.
C’est une petite fable délicieuse que la jeune et fraîche Emilie de Turckheim, née au début des années 80, nous livre en 200 pages. On y goûte avec curiosité au début, puis au fil des pages on se prend à croquer dans cette histoire déjantée comme dans la pomme d’amour de la couverture. Une sainte, l’héroïne est loin d’en être une, mais elle aspire de toutes ses forces à le devenir. Elle va multiplier les bonnes actions, à sa manière … parfois aux dépens des autres. Avec sa mère internée à qui elle raconte de belles histoires avant de lui voler de l’argent. Avec Botho « le chat dont elle s’occupe comme personne ne s’occupe d’elle ». Elle le nourrit de façon gargantuesque et lui « prépare d’étonnants repas, vol-au-vent, bouchées à la reine, caillettes en sarcophage, blanquettes de veau, soufflés au fromage et ronde des pâtisseries ». Puis elle finit par l’oublier. Le chat affamé ne s’en remettra pas.
A la manière d’une conteuse des temps modernes, Emilie de Turckheim entraîne le lecteur dans une histoire à la fois fantasque et cruelle où l’héroïne – on ignore son prénom, on connaît juste son ambition – entend sauver un homme. Elle a jeté son dévolu sur Dimitri, un prisonnier à qui elle rend visite chaque jour. Emilie de Turckheim doit sans doute à son expérience de visiteuse de prison la précision de ses descriptions carcérales. Les bruits, les trousseaux de clés, les portes à passer sont récurrentes, semblables mot pour mot à chaque visite, comme peut l’être la journée d’un détenu. Quand l’heure de la sortie retentit pour Dimitri, elle résonne pour l’héroïne comme la fin du bonheur qu’elle avait confiné au parloir. Son âme à consoler, son but dans la vie lui glissent entre les doigts. C’est alors que la sainte en devenir chute : elle va tout faire pour que son protégé retourne en prison. «Dehors, quelle raison avais-je encore de t’admirer et de te plaindre. Je te préfère enfermé. »
L’héroïne a une amie, Marie, avec qui elle travaille dans une marbrerie et qui se rêve comédienne. Actrice, elle le deviendra, mais de films X à petit budget. En attendant des jours meilleurs – « je ne passerai pas ma vie avec cette vie » -, Marie part vivre chez José, son partenaire de scène toqué de reptiles. De cette expérience naîtront des jumelles que les pythons du papa avaleront : une moitié chacun. Mais que le lecteur se rassure, Emilie de Turckheim a plus d’un tour dans sa plume : point de drame, les deux morceaux de jumelles restants seront recousus, ce qui donnera renaissance à une petite fille « unique mais contradictoire, les deux enfants étant nées avec des caractères opposés. »
Emilie de Turckheim doit sans doute à son expérience de visiteuse de prison la précision de ses descriptions carcérales
L’art et le style fantaisistes d’Emilie de Turckheim s’illustrent dans plusieurs passages, comme lorsqu’elle nous fait assister au procès des serpents, « condamnés à une peine de réclusion criminelle à perpétuité, laquelle sera purgée dans le parc zoologique situé dans le ressort de la cour d’appel ». Ou lorsque son héroïne consulte un médecin pour ses ailes d’ange naissantes dans le dos et qu’il lui délivre une ordonnance pour le moins loufoque : « de l’huile en application locale, pour lustrer les plumes et le duvet ; du magnésium contre les vertiges durant les vols long-courriers ; des hormones mâles et femelles pour garder le sexe indéterminé et de l’eucalyptus à sucer pour que la voix soit claire en cas d’Annonciation ».
Rien ne semble avoir de prise sur cette héroïne un peu naïve et décalée qui « vise la sainteté », mais s’avère bien souvent incapable de distinguer le bien du mal … et qui est même prête au pire.
- Une sainte, Emilie de Turckheim, Editions Heloïse d’Ormesson, 22 août 2013, 208 pages, 18 euros.
Séverine Osché