Cet automne, le collectif suisse Old Masters présente sa première “pièce de théâtre chorégraphique pour jeune public” au Théâtre Public de Montreuil. Nouvelle œuvre de leur répertoire plastique, La Maison de mon esprit convoque d’étranges créatures sur scène, Kim, Cleub et Mauro. Les trois ami.e.s se donnent rendez-vous dans un lieu de refuge propice aux inventions. Quand le cousin Jonathan débarque, il va apprendre, comme les autres, à “faire des trucs”. Une création qui brille par son esthétique maîtrisée, la poésie de ses mondes imaginaires et l’intelligence de son adresse aux enfants. 

L’Effet de Kim, Cleub et Mauro 

Ça commence par de brèves présentations. Dans la pénombre, quatre silhouettes se tiennent debout, côte à côte, au fond du plateau. Un petit groupe d’êtres étranges et sans âge. Deux d’entre elleux quittent les lieux, tandis que deux autres s’avancent, en silence. De part et d’autre de l’espace central du plateau, des objets sont disposés. L’un d’elleux se munit de la plage arrière d’une voiture, et l’autre d’un petit sac. Iels s’installent, assis.e.s sur le sol, comme pour s’adonner à un étrange rituel. Du sac, se déversent des dizaines de billes noires, et iels se mettent à jouer. 

Chacun.e leur tour, iels se saisissent d’une “panoplie d’images, d’objets et de visions” pour créer d’éphémères jeux partagés.

Les règles sont simples. Chacun.e leur tour, à deux, ou toustes ensemble, Kim, Cleub et Mauro se saisissent d’une “panoplie d’images, d’objets et de visions” pour créer d’éphémères jeux partagés. Les billes, qu’on fait rebondir sur la plage arrière de la voiture, finissent par retomber par terre. Elles sont réunies et déplacées à l’aide d’une longue corde, puis envoyées à l’avant du plateau grâce au souffle d’un ventilateur. Un parasol est installé au milieu de la scène, sous lequel les quatre interprètes se réfugient, tandis qu’un fil enroulé au préalable autour de son tronc est lentement tiré, le faisant tourner sur lui-même. Dans sa course, il entraîne une balle affublée de franges, attachée au bout d’une corde, qui vole doucement. Au large pied en plastique de ce parasol est ensuite attaché un long et fin tuyau transparent, duquel s’écoule lentement l’eau qui s’y trouvait, venant arroser une nappe blanche et ronde disposée au sol. Secouée ensuite rapidement de bas en haut, l’eau s’envole pour former une fine pluie. Un abat-jour, sphère de papier, est placé en équilibre, maintenu en l’air grâce au souffle vertical du ventilateur. Des toiles de peinture deviennent percussions pour accompagner un chant partagé. Le bras d’un ferme-porte hydraulique est utilisé pour casser une plaque de verre, posée en équilibre sur de la pâte à modeler. 

Imaginer de tout petits mondes 

Détournés de toute fonction utilitaire, les objets sont un support de l’imagination, permettant de créer des “effets”, courts moments de poésie ordinaire. En déconstruisant l’existant par l’abstraction, Kim, Cleub et Mauro se saisissent de ce qui fait le quotidien pour le transformer en un jeu à la fois ludique et sérieux. Fantaisie abstraite, jeux de l’esprit, refuge de l’imaginaire … Cette capacité qu’ont les personnages à créer à partir de pratiques qui peuvent sembler dérisoires est un miroir tendu à la création théâtrale. Celle-ci est dupliquée sur scène par un jeu de mise en abîme : ainsi, le (jeune) public se retrouve dans le personnage de Jonathan qui, mal assuré, reste dans un premier temps spectateur des inventions des autres. C’est en silence, concentrés, que les personnages s’adonnent à ce rite sans qu’il soit commenté, accompagné d’applaudissements ou d’une quelconque mise en scène. Les effets ne sont donc pas tout à fait un spectacle, mais la matérialisation de la pensée de celle ou celui qui les présente. Le plateau devient un abri où chacun.e peut faire naître son univers. 

Faire l’apprentissage du partage, au cœur de notre capacité à habiter le monde librement et avec douceur.

La Maison de mon esprit se présente comme un safe space de l’imaginaire, un monde minimal et généreux où chacun.e trouve sa place, dans sa fragilité et sa puissance créatrice.” Pour Kim, Cleub et Mauro, créer semble simple. Spontanément, dans un ballet d’allées-venues, iels se saisissent d’objets bien choisis et bâtissent quelques idées nouvelles en clin d’œil. C’est qu’iels sont lié.e.s, partageant un même “fil de pensée” leur permettant de se comprendre, d’échanger et d’imaginer ensemble sans un mot. Pour Jonathan, “faire des trucs” est une autre paire de manches. D’abord observateur, il se confesse rapidement : Tout ce qu’il fait, il trouve ça nul. Encouragé à se libérer de son propre jugement sur sa capacité à créer, il est invité à prendre part aux jeux de ses ami.e.s et gagne peu à peu en confiance. Capable de poser ses limites, il quitte un temps le groupe pour revenir différent. Ses cheveux-tapis ont poussé, et il est prêt à présenter quelque chose aux autres. Personnage différent car plus timide et fragile, Jonathan reste pourtant le bienvenu : le plateau est un refuge pour toustes, un lieu où la libération des esprits est rendue possible par la gentillesse, l’empathie et l’écoute. Avec lui, les enfants conviés à ce spectacle font l’apprentissage de l’importance du partage, principe central de notre capacité à habiter le monde librement et avec douceur. 

Bâtir un lieu collectif de réinvention

Le collectif est un espace de liberté et de consolation , là où il est possible de réinventer le monde tel qu’il est.

La micro-société, formée par Kim, Cleub, Mauro et Jonathan, est éphémère. Comme les “effets” ne durent qu’un moment, celle-ci n’existe que le temps d’une pièce. Pourtant, pour le collectif Old Masters, le théâtre n’en reste pas moins un lieu privilégié de réinvention du monde. À l’inverse de Serge, inventeur solitaire et mélancolique imaginé par Philippe Quesne pour qui le désir de partage se solde inévitablement par une désillusion, Old Masters met la notion de groupe au centre de ce spectacle. Sans forcément tout faire ensemble, Kim Cleub et Mauro sont lié.e.s par un même imaginaire et forment une communauté autour de leurs œuvres fragiles. À l’image de leurs personnages, les trois co-fondateur.ice.s de Old Masters – Marius Schaffter, Jérôme Stünzi et Sarah André – font elleux aussi du collectif le ciment de leur geste artistique et de leur capacité à imaginer. Celui-ci est un espace de liberté et de consolation privilégié, là où il est possible de réinventer le monde tel qu’il est, ou plutôt tel qu’on croit le connaître

Pour cette première pièce jeune public, Old Masters écrit une histoire “à partir de fragments de l’ensemble des pièces créées précédemment par la collectif.” Dans une logique de “durabilité de la création artistique”, ils imaginent une forme inédite à partir de ce qui est déjà là – costumes, plans de feu, scénographie et effets sonores -, réutilisant ces outils “comme un alphabet permettant de créer de nouvelles phrases et d’explorer le pouvoir de transformation d’éléments existants”. Ainsi, tandis que les créations précédentes du collectif mettaient en scène des adultes habitant et étudiant un monde, La Maison de mon esprit est une tentative de s’adresser à un public jeune, en adaptant écriture, procédés narratifs et choix de mise en scène. Les masques et costumes des comédiens sont pour beaucoup dans la capacité de cette pièce à faire émerger un monde de l’imaginaire, à la fois paisible et étrange. Les visages des personnages, réduits à deux trous pour les yeux et une petite bouche souriante, ont la simplicité de dessins d’enfants. Les habits linge de lit, faits de beige et de blanc, ajoutent à la douceur du logis. Enfin les masques, têtes-oreillers, finissent de nous emporter vers un monde de rêves, né à l’abri de la maison de leurs esprits. 

  • La Maison de mon esprit est une création de la compagnie Old Masters. Écriture, chorégraphie et mise en scène : Old Masters et Sofia Teillet ; Interprétation : Sarah André, Marius Schaffter, Jérôme Stünzi et Sofia Teillet (en alternance avec Lisa Harder) ; Création lumières : Joana Oliveira ; Création sonore et musique : Nicholas Stücklin ; Scénographie et costumes : Jérôme Stünzi et Sarah André.
  • La Maison de mon esprit est présenté au Théâtre public de Montreuil jusqu’au 14 novembre 2023. Il repassera par Paris du 18 au 21 avril 2024, au Théâtre Silvia Monfort. 

Crédit photo : © Julie Masson