Tout l’été, je vous emmène avec moi sur la côte est des États-Unis. De la Nouvelle-Angleterre à New-York, nous allons découvrir d ’où viennent certains des auteurs et autrices les plus mythiques de ce pays. Troisième arrêt : Amherst.
Dans les rues d’Amherst, un 4 juillet, jour de l’Indépendance aux États-Unis, la solitude et la chaleur accable le visiteur de passage. Il faut dire que cette ville universitaire, où Emily Dickinson a passé sa vie, est plus animée pendant la période scolaire et lorsque le taux d’humidité ne dépasse pas les 80%.
Peut-être n’était-ce pas le meilleur jour pour une escale à Amherst, se dit-on en y arrivant un 4 juillet, en observant les rues vides, les commerces fermés, le ciel gris, et en réalisant que tout le monde est parti se dorer la pilule à Cape Cod, passage obligé de l’été pour tout Américain au pouvoir d’achat conséquent. Fulgurance un peu tardive. La route est derrière nous, alors autant en profiter. Amherst se situe à deux bonnes heures en voiture de Boston, à l’ouest du large État du Massachusetts. La rivière Connecticut coule à quelques kilomètres et autour la forêt s’étend à perte de vue. En allant vers le Nord ce sont des millions d’hectares qui s’offrent au randonneur courageux, prêt à affronter les ours, les coyotes, les serpents les élans et des types un peu louches à qui il vaut mieux éviter de tourner le dos. Il y a surtout ce climat terrible, glacial en hiver, étouffant en été. Ce jour-là, l’air semblait recouvert d’une pellicule d’humidité comme si vous alliez vous étouffer et vous noyer en même temps.
Mais cessons d’être rabat-joie. Amherst est une ville moyenne tout à fait charmante. Elle compte un peu moins de 40 000 habitants, une population qui double durant la période scolaire puisque trois universités y ont leur campus (Amherst College, Hampshire College, et l’Université du Massachusetts). Cependant, comme le raconte Dominique Fortier, dans son livre Les villes de papier : Une vie d’Emily Dickinson (Prix Renaudot de l’essai en 2020), son histoire est loin d’être glorieuse. Elle fut fondée, en 1759, sur le territoire des Algonquins par Jeffrey Amherst, ordure notoire, qui suggéra lors des guerres contre les natifs américains de leur offrir des couvertures ayant servi à envelopper les malades de la petite vérole… Le décor est planté.
Ambiance champêtre chez Emily Dickinson
Mais cessons d’être rabat-joie. Décidément, ce texte tourne en rond. Avançons entre Main Street et Pleasant Street, deux noms incontournables du paysage urbain américain comme la rue de l’église ou la place Général de Gaulle en France. Ces deux rues perpendiculaires constituent le cœur de la ville. Amherst, au-delà de son aspect bucolique, est le paradis des ventres vides avec une cinquantaine de restaurants où les remplir. On y trouve aussi une dizaine de musées. Et, arrêt toujours obligatoire, deux librairies, dont la bien-nommée Amherst Books. Malgré un intérieur vieillot, moquette grise et couleurs délavées, le choix y est excellent, avec des romans graphiques, dont une adaptation d’Ulysse de Joyce en bande-dessinées, ou un modeste, mais bien fourni, rayon art, avec une version illustrée d’Ulysse de Joyce. Sans oublier la littérature locale et les ouvrages d’Emily Dickinson.
Considérée comme l’une des plus grandes poétesses américaines, elle a passé quasiment toute sa vie au 280 Main Street, à Amherst, dans une maison construite par son grand-père en 1813. Cette massive demeure jaune, aux volets verts, adopte le style colonial que nous avons déjà croisé à Concord, chez Henry David Thoreau. La propriété est entourée d’un terrain fleuri avec un potager et un chêne gigantesque, planté par Emily il y a près de 200 ans, que quatre humains pourraient tout juste enlacer pour des raisons qui leur appartiennent. Devenue un musée en 2003, la propriété se visite presque tous les jours, sauf le 4 juillet…
La poétesse aux près de 1800 poèmes
Sans raison apparente, si ce n’est un probable amour saphique, Emily Dickinson décide de passer le reste de sa vie isolée et d’écrire.
À une centaine de mètres, dans une demeure moins imposante, mais spacieuse, vivait Austin Dickinson, frère d’Emily, et Susan, sa femme. Susan est peut-être la clé pour comprendre Emily. Car, on en sait peu sur cette poétesse. D’elle, il n’existe qu’un portrait daguerréotypé réalisé quand elle avait seize ans. Jeune fille éduquée, elle s’intéresse à la littérature, la religion et développe une passion pour les plantes et les fleurs que l’on retrouvera dans son œuvre. Puis, sans raison apparente, si ce n’est un probable amour saphique pour son amie d’enfance devenue la femme de son frère, elle décide de passer le reste de sa vie isolée, dans sa chambre à coucher, où elle écrira près de 1800 poèmes (seulement onze seront publiés de son vivant) et d’innombrables lettres. N’étant pas un grand lecteur de poésie, mon cœur insensible a pourtant sauté un battement en lisant celui-ci :
La Tombe est mon petit cottage,
C’est là que je t’invite
Et sers le goûter de marbre
Dans le salon bien rangé.
Pour deux divisé, brièvement,
Le temps d’un cycle, peut-être,
Avant que par la vie éternelle
Notre union soit scellée.
(traduction de Claire Malroux)
La vie amoureuse d’Emily Dickinson suscite de nombreuses interrogations. Il existe plusieurs théories sur son homosexualité supposée, notamment des travaux universitaires utilisés par Madeleine Olnek, la réalisatrice du film Nuit sauvages avec Emily. Dans ce film, elle casse ce mythe de femme recluse et froide pour en faire un personnage épris d’amour et voulant à tout prix être publié. Elle n’obtiendra la reconnaissance qu’après sa mort. Emily Dickinson est désormais une autrice admirée pour ses textes modernes dans lesquels elle a su se détacher de l’injonction de la rime. En amateur de haïkus, j’y retrouve une même sensibilité et un rapport unique à la nature. J’aime surtout cette capacité à capturer un instant d’éternité pour le retranscrire en mots :
Il est une douleur — si absolue —
Qu’elle engloutit toute substance —
Puis voile l’Abîme d’une Transe —
Ainsi la Mémoire peut se mouvoir
A travers — Autour — Au-dessus —
Comme un Somnambule avance
Sans danger — là où l’œil ouvert —
Os après Os — Le ferait choir.
(traduction de Claire Malroux)
Un signe du destin ?
Décidément, l’ambiance est morose à Amherst. En quittant la propriété, le passant aperçoit une église aux cinquante nuances de gris ardoise avec une flèche qui s’envole droit vers le ciel. Elle fut construite en 1868 par un comité présidé par le frère d’Emily. Aujourd’hui, on y trouve sur sa façade un drapeau Black Lives Matter (mouvement anti-raciste né en 2013 après qu’un vigile fut acquitté du meurtre de Trayvon Martin, un noir-américain) et un drapeau LGBTQIA+. Est-ce un hommage à Emily ? En tout cas, le destin est facétieux.
Il est temps de quitter les lieux. La plupart des commerces sont déjà fermés. Ce soir, un feu d’artifice sera tiré depuis l’un des campus de la ville. À moins qu’il ne fût tiré la veille. Là encore, il aurait peut-être fallu se renseigner avant. Qu’importe, le visiteur de passage laisse Amherst derrière lui avec un brin de mélancolie pour cet amour impossible, un sac en papier kraft rempli de livres, et un brin de soulagement ; aujourd’hui, Emily n’aurait pas besoin d’attendre l’éternité pour être heureuse.
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